Pour vivre et agir, nous avons besoin de certitudes qui nous enferment confortablement dans un cercle de routines. Trop cajolé, ce cercle devient vicieux et s'érige en forteresse d'arrogance: notre pensée unique.
On rejette alors les certitudes d'autrui comme erreurs de jugement, divagations théoriques, terrorisme idéologique, mauvaise foi, camouflages d'intérêts sordides ou ambitions politiciennes. On ignore superbement ces humbles réalités jusqu'à ce qu'elles nous sautent au visage comme l'habileté des archers anglais devant la fringante chevalerie d'Azincourt, l'impossible percée des blindés allemands à travers les Ardennes (en 1941 puis en 1944), la crise de paiements en 1982 des pays que nous avions imprudemment gavés de crédits inutiles, l'effondrement de l' immobilier de bureau dont nous avions follement hypertrophié la demande, les privatisations d'entreprises nationales qui nous ont désorientés en 1996 alors que nous en avions décidé le principe dans le Traité de Rome en 1956, ou encore l'obstination des petits juges à poursuivre la corruption et les abus de biens sociaux.
La pensée unique méprise le ciel et ses nuages jusqu'à ce qu'il nous tombe sur la tête sous la forme d'une crise, d'une guerre ou d'une révolution. Il faut alors inventer après coup des rhétoriques de footballeur battu pour expliquer que nous aurions dû gagner puisque nous sommes évidemment les meilleurs.
L'arrogance d'une pensée unique est déplaisante chez un peuple dominateur et sûr de lui. Elle serait déplacée voire dangereuse pour un pays qui n'a plus les moyens d'exporter sa philosophie des lumières et son Code Civil par la grâce des régiments de cuirassiers dans l'Empire napoléonien, ou d'infanterie de marine dans l'Empire colonial.
Il est utile et possible de bémoliser cette arrogance, par des garde-fous démocratiques qui riment assez bien avec la France:
- vigilance et prévoyance: car le monde change très vite et modifie les fondements du bien-être et de la sécurité;
- intelligence, par la comparaison constante avec les autres (5 milliards d'hommes aujourd'hui, une dizaine vers 2040) et l'évaluation objective des situations et des résultats;
- favoriser la transparence des faits, des moyens, des intentions: obliger les décideurs à clarifier leurs actes, c'est se ménager et leur imposer un recul nécessaire avant la faute;
- encourager la concurrence des opinions (liberté d'expression) et des comportements: pas de marché unique des actes, avec un seul critère et un seul gagnant, mais des espaces de liberté de manouvre pour chacun selon ses capacités;
- indépendance comme contrepartie de la responsabilité : individualisation des risques et des profits mais moins de socialisation (ou de mondialisation) des pertes;
- pas d'excès de révérence et encore moins de connivence envers les pensées officielles. Quand un politicien d'avenir dit qu'il vaut mieux perdre les élections que son âme, on peut apprécier la formule et attendre la suite. De même pour le chef d'Etat qui fait don de sa personne à la France ou celui qui déclare "Je vous ai compris; vive l'Algérie française!". Seuls les imbéciles, dit-on, ne changent pas de vérité avec le temps et les politiciens professionnels sont rarement des imbéciles.
- la remontrance par les institutions chargées de dire le vrai et le bien: les intellectuels et les magistrats, les universitaires et les clercs, les journalistes et la vox populi, les corps de contrôle envers leurs collègues tentés par l'action, ses pompes et ses oeuvres.
- Une pincée de repentance ne fait pas de mal, même après une ou deux générations: l'Armée et le journal La Croix après la réhabilitation de Dreyfus, l'Eglise et la Police à propos de leur rôle sous Vichy, les Communistes depuis la mort de Staline, bientôt peut-être tel ou tel parti ou catégorie sociale de la V° République qui, pas plus que d'autres, n'a sans doute pu gouverner dans l'innocence.
- L'appel à la conscience d'Antigone par rapport aux responsabilités de Créon. En principe, tout citoyen (y compris et surtout un élu ou un fonctionnaire) doit et peut refuser ou dénoncer un acte illégal, ou illégitime ou peut-être inopportun, même s'il provient d'une autorité officielle. De Dreyfus à Papon, de Mac Carthy à Nixon et Clinton, l'appareil d'Etat n'est pas à l'abri de la clause de conscience.
La pensée unique n'est pas une exclusivité française. Donnez trois sous de pouvoir ou une kalachnikov à un intégriste musulman, israélien, tupamarien, polpotien ou désirékabilien et il se montre dans son genre aussi totalitaire que Torquemada, Robespierre, Staline, Pinochet ou qu'un prix Nobel d'Economie fanatique des lois du marché.
Parmi les conceptions du monde génératrices, si on n'y prend garde, de pensées uniques, on peut citer en vrac l'idéalisme wilsonien, le principe des nationalités, le communisme prolétarien, les tiers-mondismes, les valeurs asiatiques et leur sphère de coprospérité, le nationalisme protectionniste, la démocratie de marché etc.
Les pensées uniques prennent facilement une vocation mondiale (tous les hommes) et globale (tout l'homme), ce qui est aussi prétentieux et beaucoup plus dangereux que la langue de bois d'un apparatchik ou les discours d'un pilier de bistro. Elles se diffusent directement par la pression politique, économique et monétaire; indirectement par la force "culturelle" des techniques (révolution numérique, ingénierie financière) et les divers "agents d'influence" (media, colloques et sermons sur la montagne, universités.).
On apprend beaucoup sur ces techniques de diffusion (propagande, guerre psychologique, lobbying.) dans les périodes où elles sont en concurrence ouverte. Par exemple au cours de la Deuxième Guerre Mondiale quand l'idéologie américaine ("Pourquoi nous combattons") se confrontait au Reich millénaire, aux valeurs asiatiques convoquées par le Japon, au communisme mondial de la Sainte Russie, aux intérêts nationaux des belligérants. On peut, sans tomber dans la paranoïa, en retrouver des traces dans la vie des idees contemporaines.
Que peut-on dire pour se protéger de la pensée unique d'autrui?
- Non et non: C'est la confrontation directe qui peut mener on ne sait où.
- Non car.: en milieu civilisé, on pense que la discussion argumentée peut désarmer un opposant farouche. Or la plupart des pensées uniques ne se fondent pas sur des raisonnements mais sur des postulats, par définition indémontrables ("Allah est grand", "la race blanche est supérieure", "Je suis beau, intelligent et modeste")
- Non sauf ou Oui sauf.: On accepte des champs d'application partiels en admettant ou non les principes de l'autre. Technique retardatrice employée en 1938 à Munich, avec le succès que l'on connaît. Largement utilisée aussi dans la négociation d'accords multilatéraux contraignants (pratique de "l'exception").
- Oui mais.:C'est un peu un "Oui sauf" mais qui veut, pour la forme, préserver un ou deux principes.
- Oui.oui: (sous entendu "Cause toujours."). C'est la formule du sage époux qui veut avoir le dernier mot dans son ménage: "Oui mon amie, tu as bien raison". Cette réponse pragmatique est fréquente parmi les peuples asiatiques qui ne disent jamais non ouvertement. Elle permet de préparer des ripostes effectives.
Que peut-on faire? Quelles ripostes à la pensée unique?
Les pensées uniques ont une portée rarement universelle et jamais éternelle: elles se confrontent à des hérésies et des schismes, à la confrontation des pensées d'autrui, au poids des réalités, au changement de personnel politique, au conflit des générations et peut-être aussi à l'ennui. Ceci laisse une marge de manoeuvre aux témoins indignés, aux hommes de bonne volonté et aux officines discrètes.
- Prendre au mot le doctrinaire et le prier, en face de tous, de s'appliquer ses propres principes.Cela fut utilisé contre l'image du paradis soviétique et peut servir dans les relations avec une Amérique parfois idéalement complaisante avec elle-même.
- Critiquer les principes: contester les postulats ou hypothèses de départ, montrer leur relativité dans l'espace ou dans le temps, voire leur caractère partiel ou partial (d'où parlez-vous? pour qui plaidez-vous?).
- Contester les instruments utilisés : car la fin ne justifie pas les moyens. La raison d'Etat ou la raison du marché global n'autorisent pas tout.
- Protester contre les conséquences réelles ou potentielles de la doctrine. Eventuellement porter leur champ jusqu'à l'absurde (en extrapolant une application excessivement rigoureuse des principes avancés).
- Mener la guerilla sur les idees ou sur leurs conséquences (sans oublier que l'indomptable résistant gaulois Astérix a bien fini à la longue par devenir citoyen romain, sujet du Roi très Chrétien, citoyen révolutionnaire, soldat d'Empire etc.).
- Déstabiliser le prêcheur par des questions, des arguments ad hominem ou la diabolisation de l'adversaire.Pas joli-joli, mais fréquent entre mauvais ennemis et même entre bons amis. La presse arabe a sérieusement pensé qu'en plaçant une nouvelle Esther entre les jambes de Bill Clinton, les services israéliens avaient préservé la mission de Natanyahou à Washington et sauvé le peuple juif.Cette déstabilisation est plus difficile dans le cas d'une pensée abstraite sans .attributs physiques (par exemple la pensée libérale de l'Ecole de Chicago ou le mondialisme).
- Dans le même ordre d'idees, la désinformation est la face perverse de la bonne ou meilleure information qui contribue au dialogue démocratique.
- Participer à l'ingénierie des idees politiques: Les démocraties pluralistes et multiculturelles sont assez vulnérables sur ce point, surtout quand l'argent, et la communication de masse y font bon ménage avec le pouvoir. D'après les media, les capitaux chinois, japonais, israéliens seraient assez actifs sur le marché des élections américaines. Les démocraties européennes ne seraient pas non plus insensibles aux élections menées tamtam battant avec beaucoup d'argent venu d'on ne sait où.
- On peut attendre voire encourager l'implosion finale du moralisateur. La première guerre mondiale a détruit quatre systèmes impériaux (Russie, Allemagne, Autriche-Hongrie, Turquie), la Guerre 39-45 et ses suites immédiates en ont éliminé plusieurs autres (Empire britannique, français, hollandais, belge, portugais.). Les Etats-Unis se sont substitués aux empires anglais, français (Louisiane), mexicain (Fort Alamo et la Californie) ou espagnol dans l'hémisphère américain (doctrine de Monroe, Cuba en 1898) et ont joué ailleurs un rôle important dans la disparition des autres empires.L'Union soviétique n'existe plus en tant que telle et s'est ralliée au capitalisme. La Chine même.
- Prévenir la montée des pensées uniques par la solution équitable des problèmes concrets de la planète qui dégénèrent souvent en idéologies conflictuelles ou dominatrices. mais ceci suppose une sorte de gouvernement mondial donc, à beaucoup d'égards .une pensée unique.
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