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2° Mais la diplomatie économique a changé de nature ces cinquante dernières années
La diplomatie économique d'autrefois était une diplomatie commerciale. Celle de maintenant est devenue économique au sens large du terme.
a) De nouveaux sujets diplomatiques apparaissent
- Du fait de la complexité grandissante des relations économiques, on ne négocie plus seulement la liberté des échanges de marchandises mais aussi celle des services, des mouvements de capitaux, les règles d'imposition et la protection des investissements. Les interfaces entre économies nationales sont devenues si nombreuses que le champ des consultations et des accords à rechercher est infini.
- Du fait de la mondialisation (ou plutôt de la globalisation) des économies, l'équilibre économique mondial est devenu une question d'intérêt commun. Il n'y a plus de crise localisée, une tourmente monétaire en Asie affecte l'Europe centrale, l'Amérique latine et beaucoup d'autres. Autrefois, les Etats n'intervenaient que lorsque leurs intérêts étaient directement en cause et tout le reste était ingérence. Désormais ils se sentent affectés par la santé économique de leurs partenaires (qui influe si fortement sur la demande extérieure et sur la croissance des économies), par les disparités de développement (génératrices d'instabilités commerciales autant que politiques), par le niveau des liquidités internationales (causes de difficultés de paiement ou, en sens inverses, de poussées inflationnistes), par les politiques économiques menées à l'extérieur (elles doivent être compatibles avec celles qui sont menées à l'intérieur), etc. Toutes ces questions ne sont plus purement intérieures
- Les règles du jeu économique (liberté des échanges, déréglementation, suppression des distorsions à la concurrence telles que les subventions, les privilèges des entreprises publiques ou les règles de passation des marchés) sont également des enjeux diplomatiques.
- Le bon fonctionnement de l'économie de marché est également devenu un sujet de préoccupation de la communauté internationale. C'est tout le sens de l'aide à la Russie et aux pays issus de l'ancienne zone communiste ainsi que de la création de la BERD.
b) aucune activité, aucune politique internationale (culture, science...) ne peut se dispenser d'une dimension économique à évaluer, organiser ou négocier. Pas de politique culturelle sans vision de l'économie de la culture et sans le support de puissants groupes multimédia. Pas de politique de défense et d'alliances militaires sans prise en compte des industries d'armement et sans compatibilité des matériels. Pas de politique scientifique sans une coopération internationale, c'est-à-dire sans financements conjoints de recherche ni publications à rayonnement international.
c) qui plus est, tout semble se passer comme si, désormais, les structures des relations commerciales étaient principalement à base économique (au siècle dernier elles se construisaient autour d'alliances militaires). Il en est ainsi de l'Union européenne qui a commencé avec le marché commun ; c'est ultérieurement que se sont dégagées les dimensions de politique économique, de politique étrangère, de défense et de sécurité. De même le G7 a débuté avec une réunion "au coin du feu" à Rambouillet pour discuter en novembre 1975 de la crise et de l'avenir du système monétaire ; ce n'est que bien plus tard que son ordre du jour a commencé à faire place à des questions politiques. Il est possible que les regroupements régionaux qui se forment depuis quelques années (ALENA, APEC, etc.) suivent le même chemin même si leurs potentialités politiques ne sont pas affichées pour l'instant.
II. CEPENDANT, L'ACTION DIPLOMATIQUE DES ETATS EN MATIERE ECONOMIQUE NE PEUT PLUS S'EXERCER AUSSI DIRECTEMENT QUE PAR LE PASSE. ELLE DOIT DONC REVETIR DE NOUVELLES FORMES
1 Les Etats perdent une partie de leurs moyens d'action traditionnels
a) le Libre échange et les politiques de dérégulation font perdre aux Etats une partie de leurs marges de manoeuvre classiques.
- Les désarmements douanier et tarifaire leur enlèvent le libre usage des droits de douane, des mesures préférentielles et des dispositions non tarifaires.
- Les disciplines internationales en matière de respect de la concurrence limitent le recours aux mesures de promotion des exportations les plus offensives (en matière de financement, de subventions et peut-être un jour de dévaluations compétitives et autres manipulations monétaires).
- Les mécanismes de règlement multilatéral des conflits (à l'Organisation Mondiale du Commerce) interdisent les mesures de rétorsion unilatérales.
b) Les vagues successives de libérations et de déréglementations ont distendu les liens entre entreprises et Etats.
Les entreprises vivent dans un univers mondial alors que les Etats sont restés nationaux. Elles se réfèrent beaucoup plus au marché ou à la concurrence qu'aux indications et impulsions des Etats
- La nationalité d'une entreprise ou d'un produit est une notion de moins en moins claire (donc la défense des intérêts des nationaux est de plus en plus difficile à identifier.
- Les déplacements de pouvoir et les réseaux d'influence se mettent de plus en plus fréquemment en place par des systèmes d'alliances entre entreprises sans que des marchandises ou des fonds franchissement des frontières, ils échappent donc largement à la visibilité des Etats.
- Même si l'on a beaucoup exagéré le caractère a-national des entreprises mondialisées, leur activité ne s'inscrit plus dans le cadre juridique et économique d'un seul Etat ni, non plus, d'une seule diplomatie.
- il en est de même en matière monétaire et financière. Les marchés sont communicants et donc mondiaux, les flux transfrontières sont importants et instantanés, les masses qu'ils déplacent sont sans commune mesure avec les réserves des Etats, sur le marché des eurodevises, une partie de la masse monétaire d'un pays est émise en dehors de lui.
2. La diplomatie économique ne s'en trouve pas amoindrie mais elle devient différente de ce qu'elle était dans le passé
a) les Etats n'ont plus le monopole de l'autorité internationale, c'est vrai, mais celle-ci n'a pas disparu, elle s'est seulement déplacée et les centres de décision de la diplomatie économique tendent à se transférer des Etats aux multiples détenteurs de pouvoirs que sont devenues les organisations internationales (FMI, OMC, etc...) et aux instances de concertation comme le G7.
Dans le cas des pays de l'Union européenne :
entre eux, l'essentiel de leur diplomatie est tournée vers la construction européenne (oeuvre autant interne qu'externe), se traite dans les enceintes appropriées de l'Union plus que dans les capitales, et met en jeu des contacts directs entre tous les services gouvernementaux, bien au-delà de ceux dont le métier est la diplomatie.
vis-à-vis des pays qui ne font pas partie de l'Union, une grande part du contenu de leur diplomatie économique (politique commerciale, contrôle de la concurrence, politique des transports, bientôt la politique monétaire) a été transférée à l'Union.
b) Cependant, les Etats demeurent le lieu de la légitimité du pouvoir. Ce sont eux qui négocient la création et les compétences des autorités internationales, qui concourent à l'élaboration de leurs politiques et qui généralement sont chargés de les mettre en ouvre. Ils restent donc des acteurs essentiels de la diplomatie économique, même s'ils n'en sont plus les seuls.
3. D'ailleurs, le caractère multipolaire de l'économie contemporaine rend encore plus nécessaire que les Etats se parlent, se concertent.
a) Autrefois existait un consensus sur un système international et sur une puissance régulatrice (rôle assumé en fait par l'économie dominante).
- Consensus en matière monétaire sur le rôle international de l'or ou de certaines monnaies (£ puis $), puis à Bretton Woods sur les parités fixes et le lien entre le $ et l'or.
- Rôle essentiel (et accepté par tous) de la Grande Bretagne puis des Etats-Unis dans ces configurations.
Le flottement des devises ayant plongé le monde dans un non-système monétaire international et l'émergence de nouvelles puissances (le yen, le mark, bientôt l'euro...) ayant rendu périmée cette configuration qui avait fait régner l'ordre pendant des années, il faut gérer cette nouvelle multipolarité en négociant de fortes coopérations internationales.
b) L'intensité des échanges a changé la donne : du début à la fin du XXe siècle, le cercle des pays participant à l'échange mondial s'est agrandi et l'objet de ces échanges s'est diversifié : ce n'est plus seulement le flux des marchandises mais aussi celui des services, des biens immatériels et aussi des investissements. Cette intensité est devenue telle que ce foisonnement d'échanges devient un élément essentiel des économies et que, par conséquent, il faut bien s'entendre sur leurs modalités de fonctionnement.
c) Plus les Etats abaissent leurs barrières aux frontières et démantèlent les réglementations qui cloisonnaient leurs économies au profit d'un marché mondial et globalisé, plus ils doivent, au plan international, inventer de nouveaux instruments de régulation pour en assurer la fluidité, la loyauté et la transparence. Faute d'un tel cadre ce serait une anarchie où tous les coups seraient permis et il n'y aurait plus de marché.
Pour toutes ces raisons, l'économie occupe (et occupera) de plus en plus de place dans les activités diplomatiques, ce qui conduit à en infléchir le cours. D'ailleurs la diplomatie économique a fait la démonstration de son importance puisqu'une grande part de notre vie quotidienne est modelée par le cadre qu'elle a mis en place, de l'importation des produits étrangers à la valeur de la monnaie en passant par les normes et les règles de concurrence.
4. Sous l'influence de l'économie, de nouvelles formes de diplomatie apparaissent et s'ajoutent aux anciennes qu'elles transforment.
a) Comme par le passé, l'intérêt économique des entreprises continue à faire l'objet d'interventions et de pressions diplomatiques.
- Soit pour l'ouverture de débouchés (on n'aura jamais fini de faire la chasse aux entraves aux échanges et d'assurer la liberté d'accès aux marchés).
- Soit en vertu d'une stratégie nationale d'exportation et d'investissement (parfois explicite comme dans le cas des Etats-Unis et de la France, implicite ailleurs mais aucun pays ne s'en désintéresse). Toutefois si l'objectif est permanent, les méthodes ont évolué (moins de protection et de subventions, moindre recours aux prérogatives des autorités publiques, plus d'action sur le marché et avec ses moyens propres)
Tous les chefs d'Etat et de gouvernement (et pas seulement Clinton et Chirac) adorent se faire accompagner par des chefs d'entreprise, intervenir en faveur de contrats et présider à leurs signatures. On peut cependant s'interroger sur l'efficacité de telles interventions pour infléchir le cours normal des affaires. Elles ne sont opérantes qu'à la marge mais ne peuvent transformer une mauvaise offre en succès commercial.
b) Ce qui est nouveau, c'est la mue de la diplomatie lorsqu'elle devient économique.
- L'économie internationale est devenue en soi un objet de diplomatie, ce n'est plus l'accessoire de la diplomatie politique.
- Elle a progressivement imposé à cette dernière bon nombre de ses centres de gravité (le FMI, l'OMC, le club de Paris, l'OCDE, et naturellement les institutions de l'Union européenne). Elle a structuré une bonne partie des relations internationales (autour du G7 et des sommets de nature économique).
- Le multilatéralisme, devenu le cadre habituel des relations internationales s'épanouit particulièrement dans la sphère économique. Il engendre des méthodes diplomatiques nouvelles fortement influencées par la place des procédures, la dynamique des organisations et des réunions, le comptage des votes et le recul de la confidentialité.
- Les activités diplomatiques en se diversifiant s'étendent au-delà du cercle des diplomates professionnels et des Ministères des Affaires Etrangères. Tous les ministres et beaucoup de fonctionnaires de tous horizons y participent. C'est normal puisque l'international pénètre de plus en plus tous les aspects de la vie quotidienne, y compris celle des administrations.
III. UNE BONNE DIPLOMATIE ECONOMIQUE EST UNE NECESSITE MAIS AUSSI UN DEFI ET UNE SOURCE D'OBLIGATIONS -COMME LE MONTRE LE CAS DE LA FRANCE.
1. Une nécessité
On peut, certes, regretter l'accumulation des réunions et leur longueur, s'impatienter devant le formalisme des processus et les délais nécessaires pour atteindre une décision mais les résultats sont là. Les principes de base des échanges internationaux font l'objet d'un accord quasi-unanime (autour de l'économie de marché et de la liberté des échanges). Nul ne conteste la solidarité des économies, aussi la coopération internationale est, dans ce domaine plus que dans tout autre, une nécessité indiscutée. C'est reconnaître qu'il est indispensable que ces solidarités soient gérées car leur compatibilité ne va pas de soi.
Or la diplomatie économique est parvenue à mettre autour de la même table la quasi-totalité des pays du monde et à faire reconnaître le rôle régulateur des grandes institutions internationales (FMI, OMC, etc.). Les pays qui se tiennent à l'écart comme la Corée du Nord et Cuba, sont marginalisés. Jamais l'univers n'avait été aussi complètement rassemblé.
Enfin, l'ensemble des dispositifs mis en place pour gérer l'économie internationale est impressionnant. Il est plus complet, mieux respecté et mieux sanctionné que dans n'importe quel autre domaine. Certes, il reste encore beaucoup à faire, mais même pour ceux qui sont insatisfaits des échanges internationaux, la demande est pour plus d'organisation et donc plus de diplomatie économique.
2. Un défi.
Les choix de politique extérieure ont besoin de s'appuyer sur des réalités économiques mais pour cela la contribution de la diplomatie économique est indispensable. Exemple de la France :
- Pour rester une puissance qui parle aux grandes, elle a besoin d'exister, au moins économiquement (c'est-à-dire par ses entreprises), dans toutes les parties du monde. D'où la nécessité d'une promotion active des entreprises françaises à l'étranger.
de s'appuyer sur un ensemble plus vaste (l'Europe) qui équilibre les autres grandes puissances.
- Pour être indépendante, la France doit avoir des soldes extérieurs positifs donc il lui faut négocier l'accès au plus grand nombre de débouchés et elle a intérêt au libre-échange.
- Pour entretenir ses liens avec ses anciens Territoires, il faut les soutenir par une politique d'aide au développement.
3. Une source d'obligations.
Une grande économie peut être dépourvue d'une grande diplomatie économique (exemples de l'Italie, de la Suisse...).mais une grande diplomatie économique ne peut exister sans une économie performante.
- L'exemple a été donné par de Gaulle qui pourtant n'accordait pas la première place à l'économie. Il assumait qu'en toute circonstance "l'intendance suivra" mais il n'a pas négligé de veiller à cette intendance puisqu'il a mis en place le plan Rueff et a pris position avec éclat sur le système monétaire international.
- Les critères de Maastricht participent à la fois de la convergence (pour assurer un ensemble cohérent donc capable de disciplines communes) et de la performance financière (afin que la monnaie européenne soit dotée d'un statut international indiscutable).
CONCLUSION
Au fil de l'histoire, les peuples et les Etats ont confronté leurs intérêts politiques et économiques. Véritable gestionnaire des relations entre nations parce qu'elle est chargée de les négocier, la diplomatie a déployé ses efforts pour façonner un monde fait d'équilibres successifs plus ou moins assurés. De nos jours, il lui revient de faire face à la globalisation de l'économie mondiale. C'est pourquoi la diplomatie économique prend une telle importance. Dans un contexte où la distinction classique entre le politique et l'économique, entre l'intérieur et l'extérieur, n'ont plus grand sens elle ne peut plus être seulement l'expression d'une politique étrangère. Elle imprègne profondément les économies nationales et concerne chacun de ses acteurs, chacun de nous. L'Union européenne fournit l'exemple le plus abouti de cette transformation et dans ce cas, d'ailleurs, on ne sait plus très bien si l'on se trouve face à de la diplomatie économique ou à une gestion conjointe d'affaires intérieures.
Mais ce changement de perspective ne doit pas conduire à ce que l'économique occulte le politique. L'Europe s'est construite selon une méthode qui mettait en première ligne des démarches pratiques de nature économique mais c'est pour faire aboutir un ambitieux projet politique. La réussite de l'Euro n'est pas que la délicate opération technique de la mise en place d'une nouvelle monnaie, c'est en réalité un grand dessein politique qui dépasse l'horizon des techniques financières. Il n'y a plus guère de diplomatie qui ne soit, de près ou de loin, économique mais les finalités ultimes sont toujours politiques.
Guy Carron de la Carrière