Tandis qu’en moins d’un siècle, la productivité physique de la terre quadruplait, celle du travail agricole a été multiplié par cinquante. Face à cette croissance qui n’a pas eu que des effets positifs, une agriculture raisonnée a été installée qui se prolongera demain en une agriculture de précision.
Les céréales ont joué et jouent toujours un rôle important, tant réel que symbolique, dans le vécu des êtres humains. Est-il besoin de rappeler par exemple que l'économie politique est née des préoccupations suscitées par la production et la répartition de ces denrées alimentaires. Dans des temps plus éloignés, elles ont servi d'assiette à la perception des impôts (l'annone de la république romaine), elles ont généré des enquêtes statistiques (recensement des grains demandé par Philippe le Bel après la famine de 1304) , provoqué la mise en place de systèmes réglementaires de contrôle des prix, etc.. Aujourd'hui enfin, on considère que l'évolution quantitative et qualitative de la consommation des céréales constitue un excellent indicateur de la croissance économique et du niveau de vie. Nous allons tenter de montrer, dans ce court écrit, que l'évolution de la production céréalière témoigne de la capacité d'un secteur économique, l'agriculture, à répondre aux sollicitations que lui adresse la société.
Il y a tout juste un peu plus d'un siècle, un des rédacteurs de l'article « Céréales » de la Grande Encyclopédie de Marcellin Berthelot jugeait "affligeante" la situation de cette culture en France : prix de vente peu élevés et rendements moyens très faibles, de l'ordre de onze quintaux à l'hectare pour le blé, plante la plus représentative de cette famille. Et encore la France faisait-elle partie des nations les plus avancées en matière agricole. Pourtant, à lire les développements de l'article en question, le niveau des connaissances scientifiques et techniques de l'époque était loin d'être ridicule. Des marges de progrès existaient donc et se sont concrétisées dans un lent et régulier accroissement : de 1815 à 1940, le rendement moyen du blé en France a augmenté d'environ 0,05 q/ha/an. Pouvait-on attendre plus de l'agriculture ? Adam Smith, le « père » de l'économie politique classique, expliquait dès les premières pages de son ouvrage fondateur (La richesse des nations) que l'agriculture ne saurait obtenir les mêmes gains de productivité que les activités manufacturières, du fait de l'impossibilité d'y pratiquer la division du travail. Plus récente, puisqu'elle n'a qu'une cinquantaine d'année, la « théorie des trois secteurs » faisait valoir que l'agriculture (secteur primaire) ne pouvait développer d'aussi grands progrès techniques que la production industrielle (secteur secondaire).
Dès le lendemain de la dernière guerre, ces belles affirmations ont été vite démenties. Le cas des céréales n'est qu'un exemple de la nouvelle situation qui s'est créée, mais c'est un exemple particulièrement éclairant. Ainsi, depuis 1949, le taux de croissance des rendements du blé s'est brutalement accéléré, passant de moins de 0,5 % à plus de 3 % par an en moyenne : bon an, mal an, on récolte entre 1 et 1,2 q/ha de supplément. En cinquante ans on passe de 15 à 70 quintaux : la productivité physique de la terre a donc plus que quadruplé. Mais là n'est pas encore le plus spectaculaire. Observant qu'il faut à peine dix heures de travail pour cultiver et récolter un hectare de blé aujourd'hui, alors que cela en nécessitait une centaine à la fin de la guerre, on en tire la conséquence suivante qui, pour être assez grossièrement calculée, n'en est pas moins très proche de la réalité : en cinquante ans la productivité du travail a été multipliée par cinquante ! Hormis certains domaines de haute technologie (informatique notamment), il est peu d'activités professionnelles importantes qui puissent s'enorgueillir de tels résultats.
Avant de se demander si la poursuite d'une telle évolution est possible et si elle est souhaitable, il convient de se remémorer quelles en furent les causes et les conséquences. Comme l'on sait, le formidable développement de l'agriculture de l'après-guerre, particulièrement spectaculaire dans le cas des céréales, résulte de la mise en œuvre d'une politique volontariste menée en partenariat par les pouvoirs publics et la profession agricole. Cette volonté commune de modernisation et de dynamisation de l'agriculture était fondée sur la double ambition de faire participer l'agriculture à la reconstruction de l'économie française et d'intégrer les agriculteurs dans la société contemporaine. A ce processus national, qui s'est traduit en particulier dans les lois d'orientation agricole de 1960 et 1962, se sont surajoutés très vite les effets de la construction de la politique agricole commune européenne : l'accroissement de la productivité de l'agriculture par le développement du progrès technique était en effet l'un des cinq objectifs assignés à cette politique (article 39 du traité de Rome de mars 1957). Tous les ingrédients d'une montée en puissance de la production céréalière étaient ainsi assemblés pour poursuivre une dynamique lancée dès la fin de la guerre : concours de l'État favorisant le développement des investissements et le recours accru aux intrants (prêts bonifiés, carburant détaxé), prix garantis (les céréales faisaient partie des produits bénéficiant de la protection maximale vis-à-vis du marché mondial), amélioration des structures d'exploitation et aussi, élément fondamental, constitution d'une puissante « filière du progrès », liant dans un tout cohérent la recherche agronomique, le développement agricole et la formation des agriculteurs. C'est la conjonction de tous ces facteurs qui a conduit au spectaculaire développement de la production céréalière, en offrant aux agriculteurs de multiples voies complémentaires de poursuite et d'accélération de la croissance : progrès génétique, recours accru aux intrants (engrais, produits de protection des cultures), mécanisation des opérations culturales, conseils techniques, etc. Indicateur parmi d'autres, on peut mentionner l'évolution de la consommation en éléments fertilisants qui n'était que de 1 million de tonnes en 1950 (le double de 1920) et qui a progressé régulièrement pour atteindre le plafond de 6 millions en 1973.
Les conséquences attendues n'ont pas manqué : on n'insistera jamais assez sur le fait que l'essentiel des gains de productivité dégagés dans l'agriculture ont irrigué l'ensemble de l'économie nationale. Non content de fournir à nos concitoyens une nourriture abondante, variée et de qualité, puis de participer à l'amélioration du solde du commerce extérieur (67 milliards de francs d'excédents agro-alimentaires en 1997), le secteur agricole a très largement contribué au développement de l'ensemble de l'économie d'après-guerre en transférant aux autres secteurs main d'œuvre et pouvoir d'achat : par exemple, il y a un siècle les dépenses alimentaires constituaient quelques soixante pour cent du budget des ménages, alors qu'elles n'en représentent plus guère que seize aujourd'hui.
Globalement favorable au développement de l'économie française, cette accélération n'en a pas moins généré quelques nuisances, certaines reconnues depuis longtemps, mais tenues pour négligeables au regard des objectifs recherchés : exode rural, endettement des agriculteurs, productions excédentaires coûteuses et gonflement des dépenses de soutien des marchés, enfin sous-estimation de l'ampleur des atteintes portées à l'environnement. Dans ce nouveau modèle d'agriculture intensive ou « productiviste », le capital foncier n'était plus ce patrimoine que chacun devait s'évertuer à exploiter « en bon père de famille », mais un facteur de production dont on cherche à maximiser la rentabilité à court terme. Progressivement on a pris conscience d'un certain nombre de nuisances de nature écologique, inhérentes à ce modèle : baisse du taux d'humus de certains sols, érosion, pollution des rivières et des nappes phréatiques, pollutions de l'air, atteintes à la biodiversité des écosystèmes, dégradation des paysages, etc. Ainsi ce n'est qu'en 1976, avec les résultats de l'inventaire national de la pollution des eaux superficielles, que fut relevée la responsabilité de l'agriculture en ce domaine.
En fait, c'est à partir de 1973, à l'époque du premier choc pétrolier, que la voie royale de l'intensification à outrance a commencé à être remise en cause, du fait du renchérissement des intrants. Bien d'autres événements allaient suivre : ainsi la réforme de la politique agricole commune (Pac) de 1992 qui, entre autres dispositions, prévoyait une diminution forte et progressive des prix garantis des céréales ainsi qu'un gel partiel des terres cultivées, mesures compensées par des aides directes aux producteurs. Baisse des prix unitaires, augmentation des coûts unitaires, en toute logique économique cela eût dû conduire à une moindre intensification et, partant, à une baisse du niveau de production. En réalité les choses ne sont pas aussi simples : les nombreux essais expérimentaux et études micro-économiques qui ont été réalisés sur le thème du mode optimal de conduite des cultures céréalières ne tranchent pas de façon univoque en faveur de tel ou tel système ; beaucoup dépend des conditions naturelles et des potentiels de production. Cela explique que, malgré le changement de contexte, la tendance à la croissance des rendements ne s'est pas infléchie. En fait, entre le choix de l'intensif et de l'extensif, une voie moyenne s'est présentée, l'agriculture raisonnée, c'est-à-dire une forme d'agriculture qui recherche à rationaliser l'usage des intrants (engrais, produits phytosanitaires) à la fois pour en réduire les coûts d'utilisation et pour minimiser les impacts sur l'environnement. À l'initiative de la profession et des pouvoirs publics, de nombreuses initiatives ont été prises pour oeuvrer en ce sens : Forum de l'agriculture raisonnée respectueuse de l'environnement (FARRE), Comité d'orientation pour la prévention de la pollution des eaux par les nitrates et phosphate d'origine agricole (CORPEN), opérations Ferti-Mieux initiée en 1991, Phytomieux, etc. Détail significatif, la consommation totale d'engrais est passée de 6 millions de tonnes en 1973 à 4,6 millions vingt ans plus tard, dans le même temps ou le rendement moyen du blé passait de 36 à 66 q/ha.
Et maintenant ? Dans l'état actuel des choses, et malgré le mauvais rendement de la photosynthèse, on s'accorde à penser que le blé dispose d'un potentiel de production de l'ordre de 140 à 145 quintaux à l'hectare, soit plus du double du rendement moyen français actuel. Dans les cinquante ans à venir ce potentiel pourrait d'ailleurs être accru par une meilleure maîtrise des mécanismes intervenant dans la transformation de l'énergie lumineuse. Les perspectives d'accroissement des rendements réels reposent, eux, sur une plus grande maîtrise de l'ensemble des facteurs limitants qui s'exercent sur les conditions réelles de production (facteurs climatiques, eau, parasites et maladies, organisation du travail,..), de l'impact de ces cultures sur le milieu environnant et enfin des signaux économiques du marché . Pour ce qui les concerne, les céréaliers sont prêts à relever le défi qui consiste à produire mieux et à produire plus s'il le faut : déjà se développent de nouvelles techniques que l'on englobe sous le terme général d'agriculture de précision et qui fait appel notamment à toutes les ressources de la télédétection (y compris les moyens satellitaires tels que le GPS) : elles devraient, en permettant l'intervention en temps réel et au niveau de la micro-parcelle, d'optimiser tout à la fois les apports d'intrants et les produits obtenus.
En fait l'avenir du développement céréalier dépendra des nouvelles missions que la société voudra bien confier aux agriculteurs. Ceux-ci n'ont plus à prouver leur capacité de réponse rapide et efficace aux orientations qui leur sont données (la réforme de la Pac de 1992 en est une des preuves récentes). Entre le système très administré de l'ancienne Pac et la prégnance des marchés (dont on sait qu'ils sont de mauvais régulateurs dans le cas de productions dont l'offre est fluctuante et la demande peu élastique), la voie contractuelle préfigurée par la nouvelle loi d'orientation mérite d'être explorée.
Pierre MARSAL Directeur de recherches INRA
Guide du Commerce International Alimentation du monde
Ecologie Organismes génétiquement modifiés Organisation Mondiale du Commerce