Faute de parvenir à s'entendre sur un ordre du jour et sur une déclaration commune, les 135 pays membres de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) réunis à Seattle en décembre 1999 ont repoussé à plus tard le lancement d'un nouveau cycle de négociations commerciales internationales, dénommé "cycle du millénaire".
Ce n'est qu'une pause dans un processus, pas un k.o., dont pourraient se prévaloir les opposants à la mondialisation. Les engagements pris à Marrakech en 1994 au sein du Gatt (l'ancêtre de l'OMC) demeurent : au siège de l'OMC à Genève, les discussions reprennent.
André Garcia en a présenté les enjeux dans plusieurs conférences pour aRRi à Paris le 20 janvier 2000, à Mont de Marsan le 18 novembre 1999 et sur le site Geoscopie qu'il a créé (1). En voici le canevas.
I - LES ENJEUX
Après le GATT, la marchandise qui franchit la frontière n'est plus seule concernée mais aussi la possibilité d'entreprendre et d'exercer sans contraintes en territoire étranger. On se rapproche de la vie des citoyens (services, normes sociales, environnementales, sécurité alimentaire, identité culturelle) que l'on veut aborder dans une optique commerciale et libérale.
Les accords particuliers sur les grands produits (pétrole, minerais, textiles, aéronautique...)
Les sujets de mondialisation hors compétence de l'OMC : instabilité financière, développement, marginalisation des individus, environnement, conditions sociales, emploi, santé publique. L'OMC ne souhaite d'ailleurs pas concentrer les critiques contre la mondialisation.
Il a été défini à Marrakech (1994), pour achever les libérations de l'Uruguay Round .
Agriculture : libération et réduction du soutien selon un calendrier échelonné jusqu'en 2003. La réforme de la PAC européenne a anticipé ces évolutions.
Services : contrairement au GATT, où tout était ouvert sauf exception, les services ne sont abordés par l'OMC que s'ils sont "offerts" à la négociation.
Les accords passés depuis 1995 au sein de l'OMC (télécommunications, services financiers) ne sont pas défavorables à l'Europe, assez compétitive dans ces domaines.
A la demande des USA, la déclaration de Genève (1998) a maintenu un régime de libre échange et de détaxation pour le commerce électronique.
La compétence de l'OMC pourra-t-elle s'élargir aux services non-marchands (éducation, santé, télétravail), fortement liés aux traditions nationales ?
Des sujets plus délicats pourront être abordés si les participants l'acceptent :
*investissement : après le rejet de l'AMI (Accord multilatéral sur les investissements), il n'y aura sans doute pas de négociation directe sur ce point. LesUSA et les pays en voie de développement (PVD) y semblent d'ailleurs opposés ;
*droit de la concurrence ;
*ouverture et transparence des marchés publics ;
*environnement : souvent protectionnisme déguisé ou parfois principe de précaution (l'amiante canadien, le boeuf aux hormones, les OGM).
*normes sociales : on a parlé à Marrakech de dumping social, ce qui a indigné les PVD considérant qu'il y avait là atteinte à leur culture et à leur avantages comparatifs... Les Américains sont sceptiques sur la possibilité d'obtenir quelque chose... avant leurs élections ; les Européens veulent prendre le temps de traiter le sujet à fond.
*culture et communication : la France veut éviter la création d'un "panel". Elle a le soutien des pays francophones et de certains européens ; mais le Canada vient d'être condamné pour ses aides. Les USA étant absents de l'UNESCO, on ne pourrait pas y discuter de l'audiovisuel.
*propriété intellectuelle (copyright ou droit d'auteur ?) et propriété industrielle (brevets, marques).
D - LES POUVOIRS DE L'OMC
Le champ des négociations porte sur des secteurs de plus en plus complexes (services, investissements...) qui ne permettent guère les compensations "mercantiles" entre secteurs. La surveillance par les ONG, gardiennes d'intérêts particuliers tous légitimes, ne facilite guère le "trading" des concessions.
Contrairement au GATT où s'élaboraient des compromis "mercantiles" (par compensation des concessions), l'OMC est une sorte de Cour Internationale de justice commerciale qui établit et gère des règles de droit et les sanctionne. Deviendra-t-elle une super organisation couvrant, par le commerce, les compétences des autres Organisations inter gouvernementales ?
II - LES ACTEURS
La durée des travaux (3 ans), avec préférence pour un champ élargi, avait été définie en mai 1999 par une conférence des quatre grandes puissances commerciales .
1 - l'opinion publique aux USA s'inquiète modérément pour son déficit commercial. L' endettement des USA est financé par les non-résidents et une forte partie de ce déficit procède des ventes d'entreprises américaines délocalisées. La croissance de la consommation privée suscite l'emploi.Ce "benign neglect" souvent dénoncé en matière de politique monétaire se rencontre aussi en matière commerciale pour la population la plus endettée de la planète. Du moins tant que la conjoncture reste aussi favorable que depuis la fin de la Présidence Bush.
2 - le gouvernement américain : pressé par l'échéance électorale, il aurait préféré un "fast track" de succès rapides sur les questions déjà dégrossies à l'Uruguay Round, et portant essentiellement sur des désarmements agricoles. Le Congrès ne lui a pas fait confiance sur ce point et les succès médiatiques seront difficiles à construire. .../...
3 - Les autres pays de l' OCDE : le Groupe CAIRNS : (Canada, Argentine, Australie, Brésil etc...). des grands exportateurs de matières premières agricoles, appuie les Etats-Unis dans une vision purement commerçante de l'agriculture.
Le Japon est plutôt européen pour l'élargissement de l'agenda et la fixation de règles multilatérales, mais peu enthousiaste pour la réglementation de la propriété intellectuelle.
Elle s'oppose aux USA sur l'agriculture, les services et la culture. Comment défendre le modèle économique et social européen sur lequel il n'y a d'ailleurs pas unanimité, même entre des gouvernements de centre gauche ? Comment gérer la sécurité alimentaire et le principe de précaution ?
Mais l'Europe souhaite engager les USA dans une réglementation commerciale qui mettrait fin à leurs pratiques unilatérales.
1 - Les pays en développement estiment que les pays riches veulent se protéger sous couvert de normes sociales ou d'environnement. Ils ne veulent pas impliquer l'OIT dans les négociations. Ils demandent la mise en oeuvre rapide de l'Agenda incorporé et notamment l'élimination des barrières anti-dumping, notamment en matière d'exportations de textiles et habillement.
2 - L'Europe, surtout la France, plaide pour une discrimination au profit de l'Afrique, ce qui est contraire au principe de non-discrimination. Le récent arrêt dans "la guerre de la banane" ne laisse pas espérer grand chose dans ce domaine.
3 - La Chine n'a pas d'intérêt commercial essentiel dans la négociation, sinon celui, commun aux PVD, de voir baisser les barrières douanières des pays OCDE... et de ne pas se voir imposer des contraintes de droits de l'homme. Pour son prestige international, elle demande son adhésion depuis 1986. Suspendue à cause du refroidissement sinoaméricain (Belgrade, espionnage chinois), sa participation a été préparée le 15 novembre 1999 par un accord USA-Chine qui sera sans doute entériné par les autres participants.
L'opinion publique est plutôt défavorable à l'OMC. Depuis la crise asiatique le libre-échange est interpellé tout comme le libre mouvement des capitaux. Mais les perspectives diffèrent entre populations riches (protégeant leur mode de vie et leurs valeurs), et pauvres désireuses d'accéder à la société de consommation en préservant leur indépendance... et leurs propres valeurs.
Les ONG sont très présentes chez "les Gnomes de Genève". La demande de transparence présente l'inconvénient d'un affichage prématuré des positions de négociation, et la difficulté d'accepter des concessions partielles au détriment d'un intérêt catégoriel... Parmi les ONG figurent les discrets mais efficaces "lobbies" des entreprises transnationales, favorables à la suppression de toute contrainte juridique à leur activité.
III - LES PERSPECTIVES
Le 4 décembre 1999, les négociateurs constatent l'échec de la Conférence. Les discussions seront reprises en l'an 2000, sans ordre du jour ni calendrier. Les causes
de l'échec sont attribuées à :
- l' "arrogance" des USA trop pressés par leur désir de succès électoral
- l'égoïsme des pays riches
- la pression des opinions publiques occidentales en faveur de leurs normes sociales et environnementales et contre la "marchandisation du monde"
- la mauvaise préparation d'une OMC trop puissante et trop doctrinaire. Un important travail diplomatique est nécessaire pour faire mûrir les sujets mais plus encore les attentes contradictoires des participants.
1°) Pour la négociation et le commerce mondial
Le Cycle du Millénaire parviendra-t-il à son terme et dans quels délais ? Quelles décisions dans quels domaines ? Quelle régulation commerciale ? Quels effets régionaux sur le commerce ?
2°) Pour les autres domaines de gestion de la planète
Commerce et finance : comment gérer la régulation des investissements directs et des multinationales ? Les mouvements de capitaux ? Le commerce et sa fiscalité ? Le commerce et les taux de change qui en définissent l'équilibre ?
Commerce et économie : assurer la croissance mondiale sans crises ? Le développement équitable et durable ?
Commerce, politique et société : commerce et normes sociales, réduction des inégalités, commerce et environnement, commerce et gouvernance mondiale, commerce et identités culturelles.
IV - CONCLUSIONS
*un processus de fait, le resserrement du monde par la croissance démographique et le progrès technique ;
*un processus de pouvoir, imposé par des acteurs contestés : superpuissance, entreprises mono-polistiques, "traders" boursiers, fonds de pension pour vieillards égoïstes, mafias transfrontières, savants émules de Frankenstein , fous de Dieu ...
*un processus de gestion collective de la planète.
L' OMC, instrument de négociation, constitue un moyen de réguler le jeu des acteurs économiques qui, laissés à eux-mêmes, reconstitueraient à leur profit la loi de la jungle.
Le sommet (de Seattle) a échoué en raison des contradictions du libéralisme et non de son refus ... De tout cela résultent malgré tout des leçons. La première est que les pays du Sud pour la première fois se sont fait entendre (...) Les choses s'en trouvent compliquées, mais la démocratie mondiale y gagne. Deuxième leçon : il est nécessaire de fixer des règles pour que puissent être prises en compte les dimensions environnementales et sociales de la production et de l'échange (...) Enfin, les nombreuses ONG qui ont joué un rôle ont réussi à constituer un front du refus. Mais passer de l'opposition à la construction est une autre paire de manches, qui requiert l'intervention du politique, des partis, des assemblées et des gouvernements (...)
Extrait du "Point de vue" de Denis CLERC, Alternatives économiques (janvier 2000).