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L'histoire est cyclique : elle se répète à intervalles, sans être toutefois exactement la même. Ces phases dépendent de circonstances diverses, dont les phénomènes déclenchants peuvent être différents.
Les vieux états d'Europe ont une histoire riche de nombreux siècles. L'intérêt pour les choses de la mer et les gens de mer a connu des hauts et des bas. Certains états les ont certainement mieux perçus que d'autres. L'avantage de posséder une flotte pour ceux qui voulaient conquérir des espaces outremer, non contigus à leurs possessions, s'est avéré très tôt. L'Espagne et le Portugal, lors de leurs conquêtes en Amérique du Sud, avec les moyens de l'époque, ont les premiers perçu et utilisé cet avantage. L'Angleterre et la France se sont vues confrontées plus tard à cette évidence. Déjà, lors des croisades, les armées en campagne, dont les princes ne disposaient pas de flottes permanentes, devaient louer les services des états disposant de flottes ou de capacités de construction de navires, comme Venise et Gênes. Ainsi, déjà, le besoin de disposer de navires pour projeter une puissance s'avérait indispensable. On n'en était alors qu'à l'emploi des navires comme transports de troupes.
Lors des grandes conquêtes, et plus encore lorsque des Etats comme l'Angleterre et la France ont commencé à s'établir en des territoires lointains, notamment à compter du 18ème siècle, il est apparu nécessaire de créer une marine d'état permanente. La Grande Bretagne, état insulaire, a perçu très tôt l'intérêt de disposer à la fois d'une flotte de commerce lui permettant de relier les territoires de son empire en formation et d'assurer la continuité de ses approvisionnements et d'une marine de guerre assurant la protection de sa navigation commerciale.
La France, dans la même situation, surtout à partir des 18ème et 19ème siècles, a longtemps hésité entre la terre et la mer. Il est vrai que la France a depuis longtemps une situation particulière : disposant à la fois d'un littoral conséquent et de frontières terrestres ouvertes vers l'Est, sources d'invasions, cette hésitation pouvait se comprendre. Etat à la fois continental et maritime, l'intérêt pour l'élément liquide s'est trouvé en bute à controverses. Les rois de France, à la différence des monarques d'Angleterre, ne se sont pas vraiment sentis concernés par la chose maritime, à l'exception peut-être de Louis XVI. C'est d'autant plus incompréhensible que la France se dotait peu à peu, comme la Grande Ile, d'un empire outremer, en Amérique du Nord, en Afrique et en Asie. Les déboires de la France dans ce domaine proviennent certainement moins, comme le rappelle l'historien britannique Jenkins dans son excellente « histoire de la marine française », de la qualité des marins français et du réservoir de professionnels compétents de la mer dont pouvait disposer la France que de la perception du fait maritime stratégique par ses dirigeants.
Les Français, lors de nombreuses batailles navales, avaient toujours tendance à organiser le combat non en vertu d'une stratégie maritime, mais comme s'ils menaient un siège ou défendaient une forteresse, comportement certes valable à terre, mais qui entraîna souvent des désastres sur mer (L'Ecluse, Aboukir.). Il est vrai qu'il a fallu attendre longtemps (Richelieu, mais surtout Colbert et Seignelay) pour voir naître une véritable marine d'Etat en France, organisée méthodiquement et dotée d'une administration et d'un soutien spécifiques. Auparavant, les navires n'étaient perçus par les chefs - nous dirions aujourd'hui « commandants opérationnels »-, tous issus du combat terrestre, que comme des transports de troupes à mettre à terre - ceci a-t-il d'ailleurs bien changé, à en croire certains propos ? Les flottes n'étaient que des ensembles disparates, composés de types hétéroclites de navires qui n'étaient pas toujours adaptés aux circonstances, armées par des mercenaires et commandées par des « terriens », à l'exception notable, il faut le rappeler, des flottes de l'Angleterre, armées par des marins (mais l'Angleterre est une île !) et commandées par des marins, soutenu par une stratégie maritime approuvée par les dirigeants du pays, quelle que soit d'ailleurs le type de régime, monarchie autoritaire ou constitutionnelle, de type démocratique, comme aujourd'hui.
Maintenant encore, alors que l'intérêt stratégique des espaces maritimes ne s'est pas démenti, le fait que la marine soit le fer de lance de la dissuasion nucléaire en France tient plus au fait que les sous-marins nucléaires stratégiques participent à la doctrine de dissuasion globale et au rôle que la France entend jouer dans le concert des nations qu'à la perception de l'avantage que la mer et à l'intérêt d'entretenir les liaisons maritimes en soutien de la politique de l'Etat.
Ainsi, si la marine française dispose d'une force indépendante de sous-marins nucléaires stratégiques, c'est en quelque sorte fortuit, parce que ce vecteur est, pour l'instant, un moyen relativement indétectable de porter une force de frappe participant à la dissuasion et non en tant que vecteur d'influence et de projection de puissance sur les mers.
Même vis-à-vis de ses alliés, chaque état conserve des intérêts vitaux et nationaux. Ce qui a peut-être un peu changé, c'est qu'il sont parés, depuis la fin de la première guerre mondiale, d'un néo-wilsonisme aujourd'hui relayé par de puissants moyens de communication très vulnérables à la manipulation et que la rapidité et la fluidité de l'information réduit l'échelle de temps et de distance. Derrière les bons sentiments, l'interventionnisme reste présent. Le jeu des rapports de puissance demeure. L'ensemble des moyens de projection de puissance est utilisé et mis en ouvre pour parvenir à ses fins. C'est un jeu d'équilibre normal et pérenne où chacun mesure ses atouts et ses faiblesses. Les trois pouvoirs régaliens, le diplomate, le guerrier et le financier sont toujours indispensables à l'assise d'un Etat. Aujourd'hui, la puissance d'un Etat ne se mesure plus en termes de territoires conquis, mais en influence. La méconnaissance de ces principes conduit à l'échec.
Au cours des années 70 et 80, et encore maintenant, chez certains penseurs, la puissance économique était encensée comme une panacée. Des comparaisons étaient avancées : dans les statistiques, le Japon, puissance économique importante, ayant réussi une « reconversion » exemplaire après la seconde guerre mondiale, et l'Allemagne, en Europe, étaient perçus comme symboles d'une réussite patente. On parlait des « tigres de l'Asie », désignant les Etats de l'Asie du Sud-Est, dévorant les marchés des Etats occidentaux. Ces Etats avaient tout sacrifié à cette réussite économique, étalant des performances certes impressionnantes, mais faisant l'impasse sur les deux autres piliers régaliens. D'ailleurs, ils y étaient encouragés par leurs maîtres, puissances militaires dominantes. N'était-il pas tentant d'économiser sur une défense coûteuse et de consacrer ses efforts à gagner de l'argent, en se déchargeant sur d'autres du poids encombrant d'un guerrier qu'on regardait avec honte ? Pourquoi regardait-on en Allemagne et au Japon ces guerriers avec opprobre ? En raison de leurs excès ? Non, parce qu'ils avaient perdu. Vae victis !
Qu'en est-il aujourd'hui ? Une récession économique, des erreurs de gestion, l'appui sur des marchés qui ne se sont pas suffisamment concrétisés, le jeu des rapports de puissance, ont ramené ces Etats à une dimension modeste sur l'échelle des puissances. La puissance du deutsche Mark s'est dissoute dans l'ensemble économique européen, apportant certes une contribution appréciable, et dans la réunification, plus coûteuse que prévu. L'économie japonaise se perd dans une crise économique à l'issue incertaine. L'Allemagne ne dispose pas d'une puissance diplomatique à l'échelle mondiale et hésite comme le Japon, pour les mêmes raisons historiques récentes, à utiliser le couple diplomate-guerrier comme vecteur de puissance et d'influence.
Le Royaume Uni, privé de son empire colonial, comme la France au sortir de la seconde guerre mondiale, a, face à la guerre froide, privilégié le lien transatlantique. Toutefois, son histoire et sa géographie le rattachent indubitablement à l'Europe. Face à la montée en puissance de l'ensemble européen, de l'Union, il va rapidement se trouver devant un choix crucial, trop longtemps différé, pour des raisons compréhensibles. Comment concilier ce lien avec une ancienne colonie devenue première puissance mondiale et la nécessité d'adhérer, pour des raisons politiques et financières, à ce vaste chantier encore en devenir que sont les futurs « Etats Unis d'Europe ». Question difficile à trancher. Le Royaume Uni dispose d'une grande histoire, comme la plupart des Etats de la vieille Europe. Toutefois, malgré la fierté légitime de celle-ci, comment manouvrer lorsque la clé de la puissance nucléaire stratégique n'est plus tout à fait indépendante, lorsque de nombreux équipements et matériels d'importance stratégique sont fabriqués sous licence ? Le virage sera difficile à négocier sans perte de puissance et de fierté.
Comment assurer son influence dans le monde ? Les attributs de puissance n'ont pas vraiment changé depuis des siècles. Les invariants de l'histoire existent toujours, leur forme revêt simplement un autre aspect et leurs modes d'application sont différents.
Il convient de distinguer la projection de puissance, notion stratégique, de la projection de forces militaires, notion de type opérationnel et tactique.
La projection de puissance recouvre tout ce qui permet à un Etat souverain d'exercer son influence au sein d'une zone plus ou moins large, selon ses intérêts, ses ambitions et ses moyens, au-delà de ses frontières, à l'échelle régionale, d'un continent, d'espaces maritimes, voire à l'échelle mondiale, pour certains, en nombre nécessairement restreint, à mesure qu'il entre en compétition ou en conflit avec les intérêts d'autres puissances. Elle met en jeu une volonté des dirigeants, exprimée par des moyens politiques, diplomatiques, linguistiques, économiques, culturels, militaires. Certains Etats se trouvent prédestinés par un de ses éléments à jouer un rôle, d'autres y aspirent ou savent s'y faire une place, d'aucuns, dont les dirigeants ne sont pas clairvoyants sur ce dont ils disposent, développent des aspirations incohérentes.
La projection de forces militaires est une expression, une démonstration de la projection de puissance. Elle consiste à utiliser le guerrier, un des piliers régaliens de l'Etat, comme moyen sur le terrain d'affirmer ses intérêts et met en jeu des troupes régulières au sol, aujourd'hui le plus souvent en concertation avec des alliés, sous la forme de coalitions ou sous l'égide d'organisations internationales reconnues par la « communauté internationale », vocable médiatique un peu « fourre-tout ».
Aujourd'hui, le jeu est plus complexe, car il met en scène de nombreux acteurs : Etats, mais aussi organisations internationales, organisations non gouvernementales, réseaux transverses d'influence, dans un monde où l'information est primordiale, où le « faire savoir », la gesticulation, sont parfois plus importants que le « savoir-faire ». Ainsi, une action pourtant justifiée et convenablement préparée peut se transformer en échec si l'on fait l'impasse sur l'aspect psychologique du médiatique, surtout dans des Etats démocratiques, plus vulnérables à la déstabilisation.
De quoi doit disposer un Etat pour projeter sa puissance ? Une volonté politique, une action diplomatique internationale forte, une profondeur stratégique, des points d'appui, un tissu économique structuré, une défense et des forces armées entraînées et modernes, la maîtrise ou tout du moins la possibilité de s'assurer la maîtrise d'espaces maritimes lui permettant de poursuivre son action jusqu'à atteindre l'état final, une possibilité d'agir sur l'information et la maîtrise de la troisième dimension, l'espace. L'ensemble de ces éléments est indispensable, du moins pour les objectifs les plus ambitieux, l'échelle mondiale. Qu'il en manque un seul et la volonté de projection de puissance, même établie, ne pourra s'exercer que dans un espace ou un domaine limités.
Très peu d'Etats aujourd'hui disposent de l'ensemble de ce caractéristiques : après la fin de la guerre froide et la disparition de l'Union Soviétique, seuls deux peuvent y prétendre, il est vrai avec des moyens différents : les Etats Unis d'Amérique et la France. Les Etats Unis, personne n'en doute, mais la France ? Ses options stratégiques et sa volonté de puissance sont parfois décriées, surtout par ceux qu'elle agace parce qu'elle est crédible et aussi parce que ses moyens ne peuvent être comparés à ceux de la première puissance mondiale. Toutefois, elle est crédible, à son échelle, car, seule en Europe aujourd'hui, elle dispose de lambeaux d'empire, qui constituent des points d'appui à partir desquels elle peut projeter sa puissance. Pourrait-on imaginer le programme spatial européen sans la Guyane ? Son indépendance nucléaire, son savoir-faire technique et scientifique, l'appui qu'elle peut prendre sur les valeurs qu'elle a suscitées et qui sont reprises par d'autres à leur compte dans le monde, son aura culturelle et historique, représentée notamment dans le monde de la francophonie, lui assurent des bases enviées et jalousées. On peut toutefois s'étonner d'une certaine incohérence dans la poursuite de ses actions et de sa politique, d'hésitations entre la fierté d'un passé glorieux et une tendance au misérabilisme coupable (syndrôme du Vietnam ou de Stockolm ? ), attitudes qui paralysent souvent son action.
Peu d'Etats ont vraiment perçu l'intérêt d'une politique de projection de puissance maritime et navale, se traduisant par une véritable doctrine stratégique d'emploi de la marine d'Etat et de la marine de commerce. A vrai dire, seule la Grande Bretagne a eu, au cours de l'histoire, une politique structurée vers la mer. Elle est même pratiquement la seule à l'avoir entretenue sans discontinuer jusqu'à nos jours. Mentalité d'îliens, sans doute, mais pas uniquement. La France est le seul Etat, qui, au cours de son histoire, a pu, par sa géographie et ses intérêts, hésiter entre la mer et la terre, et a, presque systématiquement, donné la préférence à la terre , sauf en de rares périodes. Il est vrai que ses frontières terrestres sont vastes et que le danger le plus immédiat est le plus souvent venu de la terre.
Après la fin de la seconde guerre mondiale, trois Etats ont développé ou poursuivi une politique d'hégémonie maritime : le Royaume Uni, bien sûr, mais aussi les Etats Unis, état continent que personne ne pouvait menacer sur son sol et l'Union soviétique, qui, bien que puissance essentiellement continentale, a développé une marine militaire importante. Elle est passée en quelques années d'une option essentiellement continentale à une volonté hégémonique à la fois terrestre et navale. Contrairement à ce que l'on veut croire, la révolution bolchévique de 1917 n'a pas marqué de rupture dans les options stratégiques de la Grande Russie : celle-ci était expansionniste sous les Tsars, elle l'est demeurée dans les mêmes voies sous les Soviétiques. L'Union Soviétique a disparu, victime de son régime et, avec elle, sa marine océanique. Pour l'instant du moins, compte tenu des difficultés dans lesquels elle se débat, la Fédération de Russie ne pourra avant longtemps reconstituer cette puissance sur mer. Il n'est pas cependant exclu qu'elle cherche, dès que ses moyens économiques le lui permettront, à la reconstituer.
Avec la disparition de leur principal adversaire, les Etats Unis auraient pu céder à une certaine facilité. En effet, pourquoi maintenir de si importantes forces militaires et une marine dont le nombre d'unités est encore supérieur à celui de toutes les autres marines océaniques réunies ? Ne pouvait-il suffire de disposer d'une force navale permettant d'imposer le respect, sans plus, et réduire les coûts ? Les Etats Unis n'ont pas de discontinuité territoriale, pas de territoires outremer à défendre. Qui chercherait à s'emparer d'Hawaï aujourd'hui ? Mais, depuis le 19ème siècle, alors que les Etats Unis n'étaient pas encore une grande puissance, et malgré leur tendance récurrente à un certain isolationnisme, ils ont su et voulu développer une doctrine de projection de puissance maritime. Elle existe toujours et porte ses fruits. Les Etats Unis ont adopté depuis une quarantaine d'années une politique maritime océanique et mondiale. Elle s'appuie sur un réseaux d'accords en cercles excentriques calculés à partir du territoire continental (CONUS) et supplée l'absence de nombreux territoires outremer par la négociation de bases permanentes en Europe et en Asie, jusqu'à, très récemment, avancer ses pions dans le Caucase, arrière-cour jusque là jalousement gardée de l'expansionnisme russe.
La France, malgré la discontinuité de ses espaces territoriaux, n'a jamais conçu de doctrine stratégique pour sa marine et laisse, depuis près de trente ans, continuellement dépérir sa flotte de commerce. Il convient ici de faire abstraction de la dissuasion nucléaire stratégique, portée par la marine, car cette doctrine ne procède pas de la perception de l'intérêt pour les choses de la mer, mais s'inscrit dans un ensemble plus global de défense qui ne procède pas d'une doctrine d'emploi des forces navales en tant que telles. La marine française, au regard des intérêts de la France dans le monde et face au rôle que celle-ci entend jouer dans le concert des nations, est sous-dimensionnée. Encore une fois, ceci ne tient pas à la valeur de ses gens de mer ni à la valeur et à la modernité de ses systèmes d'armes navals, mais à une absence de vision de l'Autorité politique en ce sens. Or, une marine ne s'improvise pas, au gré des changements politiques et des reports de crédits. Il faut parfois vingt ans pour la reconstituer et il faut que les moyens suivent réellement l'expression d'une volonté politique.
Les efforts de chacun, dans ce domaine comme dans d'autres, doivent s'inscrire dans un plus vaste ensemble, européen. Ces efforts doivent converger et non s'éparpiller et se dupliquer. Ainsi, ils sont source de désaccords, de dispersion et de coûts que chaque membre de l'Union européenne ne peut plus se permettre seul.
La France est un des piliers fondateurs de l'Europe moderne depuis cinquante ans. Elle y a son rôle à jouer, peut-être encore plus que d'autres. C'est aussi un rôle exigeant. Elle doit l'exercer pleinement, sans atermoiements, ni arrogance, ni sursauts politiques. Le protectionnisme est coûteux, lui aussi.
La fondation de ce grand ensemble européen fait face actuellement à deux tendances opposées, l'une centripète, la tendance à l'Union, l'autre centrifuge, la tendance au nationalisme, qui renaît avec la décomposition de l'ordre bipolaire. Ces deux tendances courent parallèlement et, malgré tous les espoirs, la tendance à l'Union, tant désirée, n'est pas sûr au long terme de l'emporter. L'union, au cours de l'histoire de l'Europe, s'est souvent faite plus de force que de gré. En tout cas, l'union politique et l'union de défense ont toujours précédé l'union monétaire. Nous assistons aujourd'hui donc à un phénomène nouveau : l'union monétaire, l'abandon d'un pouvoir régalien, celui de battre monnaie, est réalisée avant l'union politique et l'union de défense. C'est un risque, calculé certes, pour de nombreuses raisons, notamment économiques, et aussi et surtout, parce que céder le pouvoir du diplomate et du guerrier puise aux racines même des intérêts des Etats. Il convient pourtant de s'y acheminer, le plus rapidement possible, car le temps est compté pour ce faire. De vieux démons pourraient resurgir et l'exemple de la fin tragique de la Yougoslavie doit être médité.
A l'issue de la première guerre mondiale ( la « der des der » !) et plus encore après la seconde guerre mondiale (plus jamais cela !), un effort considérable et humaniste a été entrepris afin que l'on parvienne enfin à ce que le droit prime la force. C'est ainsi que l'on a « inventé » le concept de droit international. La machine, construite sur des idees échafaudées par des humanistes épris de morale et des juristes zélés, compétents - c'est d'ailleurs tout à leur honneur - s'est progressivement emballée : toujours plus de droit - ou de droits - droits de la personne, des biens, d'autodétermination des peuples, principe de précaution, peu de devoirs, sauf peut-être le « devoir d'ingérence » apparu récemment, porte ouverte à tous les excès. Refuser le risque toujours plus de notre côté du monde, alors que les quatre cinquièmes de la population mondiale vivent dans la pauvreté, sous le joug de seigneurs de la guerre néo-médiévaux. Mais le risque est inhérent à la nature de l'homme, qui, elle, n'a pas changé depuis des siècles. Il est aussi source de créativité, d'esprit d'entreprendre.
C'est grâce à ces concepts wilsoniens et à des intérêts moins avouables de la France et de la Grande Bretagne que l'on a dépecé les grands empires centraux en 1918 et humilié les perdants. C'est triste à dire, mais en stratégie, il faut détruire totalement les perdants, si on ne veut pas les retrouver un jour ajoutés à ses ennemis. La suite de l'histoire du 20ème siècle s'est chargée de démontrer le mésaise de ce principe. Les leçons n'ont pas été apprises. Le conflit dans les Balkans a été « gelé » par l'expression d'une puissance politique et militaire sans qu'il soit réglé vraiment. Les accords de Dayton sont comme une couverture jetée sur une caisse de grenades. Nous en mesurerons plus tard les conséquences. Les braises couvent sous la cendre, comme elles couvaient en Afghanistan et que le chaudron bout dans le Caucase. On ne parle même plus de l'Afrique, un continent entier sombrant sans issue au vu et au su de tous les puissants. Ce n'est plus, depuis la fin de la guerre froide, un enjeu stratégique.
Enfin et surtout, n'en déplaise aux humanistes, pour que le droit prime la force, il faut la force pour le faire respecter. On le voit d'ailleurs bien, lorsqu'une grande puissance décide de s'en affranchir au nom de ses intérêts nationaux ou tord le bras de l'Organisation des Nations Unies, notamment en lui coupant les vivres pour qu'elle lui vote un mandat foulant aux pieds tous les constructions entreprises en droit international depuis cinquante ans. Les juridictions pénales internationales fleurissent, la première non circonstancielle, permanente, vient de voir le jour officiellement, la Cour Criminelle Internationale (CCI), souhaitons-lui bonne chance, juges compétents sans nul doute, mais sans moyens de faire respecter leurs décisions que ceux que des Etats souverains voudront bien leur confier et ne jugeant que les criminels qu'ont leur amènera (sous conditions d'exemption exorbitantes du droit international, bien évidemment, cela commence déjà !).
Il n'est pas sain qu'il n'existe qu'une seule hyperpuissance mondiale. L'harmonie stratégique se fonde sur l'équilibre. Ce concept a même été porté à son paroxysme lors de la guerre froide, lorsqu'on a parlé « d'équilibre de la terreur » ! L'Europe a le potentiel de créer cet équilibre. Elle s'y doit, dans l'intérêt du monde, car celui-ci, comme la nature brutale, a horreur du vide. Il s'agit ici de parler de construction harmonieuse, non de défi, ni d'opposition. Les Etats Unis d'Amérique sont nos alliés et ne nous menacent pas, tout du moins militairement, et nos systèmes politiques et économiques sont apparentés, même s'ils présentent quelquefois des divergences. L'émulation qui ne peut qu'en résulter sera créatrice et non destructrice, si elle est bien menée.
Pour l'instant, seule l'union monétaire est réalisée. L'union politique, et, de ce fait, l'union stratégique de défense (mais aussi de projection de puissance) n'existent pas. Les organismes exécutifs européens et les forces multinationales européennes embryonnaires existants ne sont que des sommes de volontés nationales divergentes. Certes, la construction avance, mais trop lentement. Il existe aujourd'hui un «monsieur affaires étrangères , mais lui aussi n'est qu'un messager. Il ne représente par un gouvernement, mais quinze séparés ! Il n'existe pas de doctrine stratégique de défense européenne. L'Union de l'Europe occidentale va disparaître à court terme. Elle sera remplacée par les structures politiques et militaires de l'Union, si tout va bien.
Mettons-nous à la place des Etats Unis : le président de l'Union européenne (nous parlons ici d'un président disposant des vrais pouvoirs d'un exécutif fédéral, ce qui n'est pas le cas) accepterait-il de considérer les avis séparés et divergents de quinze états américains, représentés par le gouverneur du Montana, du Nebraska, etc. ?
Une union politique stable et durable doit maintenant être créée, le plus rapidement possible, sous peine de mettre en danger à moyen terme l'union monétaire, une union fédérale ou confédérale, dans des termes qu'il n'appartient par à cet article de traiter. Des trois pouvoirs, le législatif et le judiciaire sont en bonne voie. Il convient maintenant de créer un gouvernement. Cela ne sera pas facile, car c'est là toucher au cour de la souveraineté. Ce peut aussi être déchirant, pour de vieux Etats dont l'histoire et les traditions sont riches. Il le faut pourtant, sous peine d'un retour en arrière toujours possible. C'est pourquoi aussi, il vaut mieux consolider que s'éparpiller. A douze, les décisions n'étaient déjà pas simples. A quinze, elles commencent à se bloquer. Alors à 27 ! Car on s'y prépare, et c'est comme si cela était déjà fait (premières admissions, en principe, dès 2004 !). Soyons prudents. Il serait plus facile d'intégrer de nouveaux membres - dont certains ne sont d'ailleurs pas exempts de risques politiques et militaires - lorsque l'Union fédérale politique et militaire aura été réalisée. Un fois n'est pas coutume, prenons exemple sur l'histoire des Etats Unis : l'Union des treize colonies a été affermie d'abord, puis d'autres territoires ont demandé leur rattachement à celle-ci.
Ce n'est que lorsqu'un véritable exécutif européen sera créé par volonté des membres qu'une armée européenne pourra voir le jour. Actuellement, il n'existe pas de différence entre un état-major conjoint de force multinationale européenne et celui que deux ou plusieurs alliés pourraient créer lors d'un conflit, ou tout simplement pour sceller cette alliance : chaînes de commandement différentes, uniformes nationaux, équipements nationaux, absence de directives politiques supranationales. Leur maniement, comme outil de projection de puissance et d'influence, au-delà des « effets de manches » affichés, est délicat. Comme on a pu le voir lors des récentes (et timides) initiatives de l'Union européenne, l'absence d'un tel exécutif supranational annihile l'ensemble de ses moyens de projection de puissance et il faut à nouveau recourir aux initiatives nationales, dont l'effet appliqué est obligatoirement moindre.
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Au sein de cette défense européenne (appelée pour l'instant « Identité Européenne de Sécurité et de Défense », IESD), la création de force navales européennes sous un seul commandement, associées à des forces de réserve actives et à une flotte auxiliaire de complément, ainsi que la création d'un pavillon européen au commerce, qui ne soit pas un substitut fiscal, sont indispensables et donneraient à l'Europe un avantage considérable en matière de projection de puissance. Ces forces navales devraient s'appuyer sur une logistique forte et sur un savoir-faire éprouvé, notamment en matière de construction et de réparation.
Sans entrer dans les détails qui pourraient exiger de longs développements, la composition type de ces forces pourrait être la suivante. Partant d'un noyau franco-britannique, seules marines océaniques disposant d'un éventail presque complet de capacités, les autres marines européennes contribuant dans leurs domaines d'excellence, en réservant la Force Océanique Stratégique (FOST) française à l'exercice de la dissuasion européenne , de telles forces devraient regrouper: - huit à dix groupes de porte-avions, avec leurs groupes aériens embarqués, leurs escortes permettant une défense en profondeur en cercles concentriques autour du navire précieux dans les quatre dimensions (sous-marine, surface, aérienne et spatiale), leurs infrastructures à terre et leur logistique de soutien ; - six à huit groupes amphibies et leurs escortes, capables de réaliser une projection de forces de réaction rapide d'environ 60 000 hommes avec du matériel léger en première phase, voire lourd s'il faut durer, des forces de souveraineté légères, maniables, rapides, construites selon des normes commerciales (type frégates de surveillance françaises ou frégates multimissions), capables d'intervenir dans des conflits à la mer de faible intensité et d'assurer la défense des côtes européennes et des très importantes zones économiques et de souveraineté, apportées, en grande partie, par la France et le Royaume Uni. Sait-on que de tels Etats Unis d'Europe, même n'incorporant que les territoires des membres actuels, disposeraient de la première zone économique exclusive (ZEE) mondiale, loin devant les Etats Unis et la Fédération de Russie ? - Une trentaine de sous-marins nucléaires d'attaque, d'origine franco-britannique exclusivement (ce sont les seuls à en disposer et à posséder le savoir-faire pour en construire), - une force de bâtiments de lutte contre les mines bien structurée qu'il ne serait probablement pas nécessaire d'augmenter, compte tenu de l'effort fait dans ce domaine par certains Etats, - une force de patrouille maritime et de guet aérien. - Une trentaine de grands bâtiments amphibies, - une flotte auxiliaire et logistique d'une quarantaine d'unités, organisée sur un modèle proche de la RNAF britannique et une force de réserve navale sur le modèle de la Naval Reserve américaine ou canadienne compléteraient l'ensemble.
Pour sa composante navale, cet objectif, certes ambitieux, serait en cohérence avec la place que l'Europe mérite. L'emploi, la disposition de telles forces devraient être arrêtés en amont et une doctrine stratégique pour les forces navales devrait être élaborée. Un plan de développement d'une flotte de commerce européenne moderne et diversifiée, adaptée aux marchés mondiaux devrait aussi être conçu rapidement et devrait intégrer une réorganisation en fonction de critères rentables des moyens et infrastructures publics et privés de construction et de réparation des navires.
N'oublions pas que c'est l'Europe au sens large qui, depuis l'Espagne, le Portugal et, plus récemment, la France et l'Angleterre, s'est donné les moyens de maîtriser les espaces maritimes et de projeter son influence sur le monde entier. L'influence de la mer était toutefois indirecte sur la terre. A partir de la fin de la seconde guerre mondiale, cette tendance a commencé à l'inverser et peu de dirigeants européens s'en rendent compte. Le monde s'est remis en marche (« a basculé » comme le dit l'Amiral Lanxade dans son dernier ouvrage) et il avance vite. Le risque de crise s'avive, et, comme on l'a vu, récemment lors des attentats perpétrés aux Etats Unis le 11 septembre 2001, la vulnérabilité croissante des économies européennes et nord-américaines, les efforts d'armement de certains pays dits « émergents », ou plutôt en voie de jusqu'au-boutisme inquiétant, les risque de prolifération nucléaire contribueront à l'accroissement des tensions. Celles-ci peuvent d'ailleurs affecter l'Europe, comme on a pu le voir ces dernières années. Certains Etats inattendus de l'Europe peuvent être concernés et touchés par l'irrédentisme ou la sécession.
Les marines au sens large, pourvu qu'elles soient puissantes et structurées, sont à même de résoudre presque toutes les crises, sauf, peut-être, dans l'absolu, à l'encontre d'un Etat totalement et profondément enclavé (mais, présente-t-il un risque dans ce cas ?). Les espaces maritimes sont libres à la circulation par essence (et aux termes de la Convention sur le Droit de la Mer). Les flottes d'aujourd'hui sont parfaitement autonomes, notamment si les bâtiments précieux sont à propulsion nucléaire et peuvent servir aussi de ravitailleurs (cas du Charles de Gaulle) et peuvent, tout en restant mobiles, durer sur le théâtre. Elles n'ont pas besoin de points d'appui ni de terrain d'aviation, à condition qu'elles comprennent un groupe de porte-avions. Elles permettent la projection de forces, si elles disposent d'une composante amphibie.
L'acheminement de telles forces est certes plus long que l'envoi d'une force aérienne, mais les moyens engagés et la durabilité sur zone sont incomparablement plus grands. La modulation de la projection de puissance est aussi plus aisée : soutien, contrôle de la navigation, police, actions d'intimidation, actions opérationnelles limitées, opérations amphibies de projection de forces ou engagement dans un conflit de haute intensité, tout la gamme des moyens est disponible.
Aujourd'hui, il est avéré que près de 85% de la population mondiale vivent dans ce que l'on peut appeler la « frange maritime ». Presque toutes les crises récentes se sont déroulées dans cet espace. Actuellement, une force navale dotées de porte-avions et de bâtiments lance-missiles de croisière peut sans aucune difficultés atteindre des objectifs situés à cette distance et mener un blocus serré. Dans l'histoire récente, de telles actions ont d'ailleurs été menées plusieurs fois par les Etats Unis (guerre du Golfe, Afghanistan.), la France et le Royaume Uni (soutien d'opérations en ex-Yougoslavie). Cette évolution sans précédent de l'emploi stratégique des forces navales permet à la mer de défier la terre.
Il convient cependant de ne pas oublier que, de même que le fait aérien ne peut à lui seul assurer l'issue de la guerre, contrairement à ce que certains penseurs ont pu dire, l'action maritime, même prolongée, et même à l'encontre d'une île, ne saurait permettre seule l'issue favorable. Aujourd'hui, dans les actions civilo-militaires comme dans les opérations de rétablissement de la paix, l'action de forces terrestres de stabilisation des conflits demeurera indispensable.
Richard v. Dobenik.
Notes : 1 Malheur aux vaincus. Phrase qui aurait été prononcée par Brennus, chef des Senonches, lors de la prise de Rome, en 390 av. JC. 2 Il faut entendre ici par syndrôme du Vietnam, moins le traumatisme de la fin de la guerre d'Indochine française, que celui dans lequel ont plongé les Etats Unis après la guerre du Vietnam, provoquant un retrait et une autoflagellation donnant naissance au mythe de l'anti-héros dans le cinéma américain des années 70. Le syndrôme de Stockolm est une tendance de certaines victimes à s'identifier à la cause de leurs ravisseurs. 3 Par « maritime », il convient de comprendre tout ce qui concerne les choses ou les gens de mer. Pour le sujet de cet article, ce mot recouvre donc les marines d'Etat et de commerce. Les autres marines (pêche, plaisance et scientifique) ne sont pas concernées car ne contribuant que pas ou très à la projection de puissance sur mer. L'adjectif « naval » doit être compris comme se rapportant exclusivement aux bâtiments ou aux marins d'Etat. 4 M. Javier Solana, chargé de la Politique Etrangère de sécurité commune, la PESC 5 le devenir des sous-marins nucléaires stratégiques britanniques poserait un problème certain 6 ce chiffre n'est pas une invention de l'auteur, il est celui prévu par l'état-major européen de planification 7 le péril est peut-être moins grand que pour les mines terrestres non sophistiquées, « arme du pauvre », que n'importe quel belligérant ou terroriste peut poser, car il est plus difficile pour des organisations non régulières de mouiller des mines marines 8 Royal Naval Auxiliary Fleet
9 Dans son ouvrage intitulé « de la mer et de sa stratégie », publié en 1986, l'historien P. Masson, appelle ces espaces « frange continentale ». L'auteur, en tant que marin, lui préfère le terme de « frange maritime », moins « terrien », et lui attribue une profondeur d'environ 400 à 500 km, ce qui laisse peu de populations et d'infrastructures à l'abri de l'allonge d'un groupe de porte-avions ou de missiles de croisière, cette allonge étant d'ailleurs aujourd'hui très supérieure à la frange maritime, de l'ordre de 1200 km. |