La question du temps réunit, plus qu’on ne le pense, les problématiques de l’environnement et des équipements publics car l’évolution de l’un comme les projets ou réalisations des autres qualifient, de façon positive ou négative, la relation que les hommes entretiennent avec leur " milieu de vie ". Dans cette perspective, Serge Antoine a accepté d’évoquer, en libre propos, l’insouciance " française " à l’égard de l’approche prospective et du long terme.
Avez-vous le sentiment que la préoccupation prospective relie effectivement la question de l’environnement et des équipements publics ?
En théorie oui ; dans la pratique non, et, cela, pour deux raisons : parce que l’environnement est encore perçu comme extérieur et comme un " empêcheur d’équiper " ; et parce que le long terme et la prospective ne sont pas vraiment entrés dans les mœurs d’une société de l’" immédiateté ". Sur ce dernier point disons que, les très grands équipeurs ont, eux, des visions du long terme. Pour parler de mes anciens, c’était le cas de Louis Armand, Érick Labonne, Raoul Dautry, François Bloch-Lainé, Paul Delouvrier. C’est vrai aussi qu’on ne peut pas aménager le territoire sans cela et Olivier Guichard avait ce sens dans la Datar des premiers jours.
Mais la prospective, celle qui interroge le long terme, le vrai, au delà des cinq ou dix année de la nomenclature du Plan, est bien peu cultivée en France. Nous avons une grande réticence à concevoir le temps long et nous faisons une place très insuffisante à la recherche et à la réflexion dans ce domaine. Nous ne cessons d’accumuler du retard sur la prise en compte du temps dans l’évaluation des décisions, alors même que, de façon paradoxale, l’ampleur des anticipations nécessaires s’accroît et que l’urgence des réactions se précipite… L’effet de serre est un test à l’échelle planétaire.
L’environnement est un terrain de choix pour réapprendre le chemin de la prospective. " Ce sera une bataille de trente ans " ai-je dit à la quinzaine des ministres de l’environnement que j’ai eu depuis Robert Poujade en 1971 " pour que les processus de projets intègrent cette préoccupation ". Or j’ai tiré trop court et aujourd’hui je leur dirais qu’il en faudra au moins autant pour que soient convenablement reliés l’évolution des phénomènes physiques, les comportements les modifications biologiques, les mentalités.
Cette réticence intellectuelle que je constate n’est pas propre au caractère français, mais il s’y ajoute dans notre pays la conviction que tout raisonnement a une portée universelle ; peut-être avons-nous là un trop fort contentement de soi qui naît de cette façon de refaire le monde…
Cette ouverture prospective, quelques pionniers l’ont cultivée, même au XIXème que l’on dit exclusivement tourné vers l’industrie et le " Progrès " : les Élisée Reclus, Charles Fourier, Jules Michelet sont quelques figures visionnaires
Mais il faut dire que nous affectionnons, en général, les certitudes cadastrées. Tenez : regardons la manière dont nous avons traduit le concept anglo-saxons de " sustainable development " ; l’adjectif " durable ", en français tourne le dos au sens réel du mot, plus proche de reproductible : l’idée de fermentation ou de fertilité est perdue au profit de celle de la prolongation linéaire d’un état.
C’est à la fois une question de conception de projet et de méthode d’action que renvoie cette " maltraitance " de la vision prospective ?
C’est peut-être d’abord un manque de disponibilité mentale pour envisager le changement. Cette résistance à l’imagination est très partagée. Nous avons du mal à discerner l’avenir, et quand on nous en propose une vision, nous la rejetons parce qu’elle est trop différente de ce que nous connaissons. Je citerai trois souvenirs tous vieux de plus de vingt-cinq ans. J’avais organisé en 1967 en un exercice " Delphi " pour réfléchir aux problèmes émergents du XXIème siècle. Y ont participé 272 personnes et non des moindres : l'élite de la réflexion et de l'action à ce moment-là. Il y a eu certes des pistes ouvertes sur le siècle à venir, mais aucun des 272 n’a évoqué le problème de l'emploi ni la question de l'environnement parmi ceux que nous aurions à affronter. Le plein emploi à perpétuité et la " douce France "…
Autre souvenir des années 1972, celui-là relatif à la difficulté de communiquer sur le long terme. J'avais réuni à Arc-et-Senans une vingtaine d’énergéticiens " très pointus " pour mettre en perspective avec l’Hudson Institute, Hermann Kahn et Teller les problèmes de l’énergie de demain. Les échanges passionnants ont convergé alors sur la très grande probabilité d'une crise immédiate prochaine du pétrole ; c’était si bien décrit et si fort que j’ai appelé les agences de presse… Refus poli sur ce qui allait arriver dans moins d’un an : " le futur est hors de notre horizon de travail ! "
Je l’ai bien mesuré aussi en 1968 lorsque j’organisai un colloque de travail sur l’an 2050 (80 ans d’avance : qui s’y ose aujourd’hui ?). Les participants français ne pouvaient pas rester deux heures sans téléphoner à leur bureau. Et alors sans portable pourtant.
Tout se passe comme si la conscience de la durée déclenchait un vertige du vide, une crainte de la pensée. Comme si nous ne mesurions pas que la marge de liberté dont nous disposons pour construire l'avenir dépend de l'exercice nécessaire d'une prospective bien conduite. Or cette démarche est rare.
Je viens d’inventorier, grâce à l’IAURIF, toute la documentation écrite avant 1995 sur l’horizon 2000 et après en Île de France : hors les grandes infrastructures et quelques projections, trop linéaires, de population pratiquement rien. Rien sur les structures sociales, rien sur les aspirations, rien sur la pollution de l’air. N’est ce pas de l’inconscience de traiter le quotidien quand le futur, même à 15 ou 20 ans, fait changer du tout au tout la nature des problèmes ou les ordres de grandeurs : celui par exemple de la circulation automobile prévue (sic) pour passer, en kilomètres parcourus de 155 millions de kilomètres par an aujourd’hui à 235 en 2015
Il y a un hystérésis fantastique des réponses politiques, c’est-à-dire un décalage excessif entre la capacité d'analyse des causes et celle de la prise en compte de leurs effets…
Réintroduire la variable du temps appelle un minimum de lieux où l’on travaille sur une prospective ouverte. Je n’en citerai ici qu’un à titre d’exemple : le Plan bleu à Sophia Antipolis où l’on travaille sur les avenirs possibles des vingt États riverains de la Méditerranée en reliant bien environnement, espace et développement. Il y a de quoi faire à la fois sur les perspectives de population : 700 millions d’habitants à la fin du siècle peut-être, 180 millions d’urbains supplémentaires d’ici 2025, un risque de modification des climats après 2050 et une certitude : le manque d’eau douce.
Il ne suffit pas de causer : il faut calculer. Évoquer, par exemple, les modifications régionales des climats c’est du bavardage tant que les modèles de dynamique des climats ne sont pas encore au bout de leurs hypothèses. Dans vingt ans peut-être ?… on y travaille
Regarder le temps comme variable active, c'est aussi un art de la méthode ?
La prospective n’est pas une science divinatoire ou une équation à certitudes. C’est autre chose. C’est intégrer le temps dans nos réflexions comme une variable active. Hugues de Jouvenel a une expression que j’aime beaucoup sur le métier de la prospective : "Être les jardiniers du temps… "
C’est introduire l’aléatoire, les risques : ceux dont a si bien parlé Henry dans son laboratoire de l’X. C’est aussi passer d'une prospective " synchronique ", passive à une prospective active " diachronique " où le jeu du temps lui-même modifie la nature et l'intensité des autres variables. Le calendrier des actions, la chronologie de chacun des éléments peuvent créer de nouvelles alternatives. Nous avons à pratiquer, comme le rappelle souvent Ignacy Sachs, non une planification des résultats mais une stratégie des cheminements : comment va-t-on de A à B ? Une stratégie des transitions
Cette manière d'envisager le temps n'est pas en général un exercice à faire faire par des experts extérieurs : la prospective et l’introduction de l’environnement doivent se pratiquer par ceux qui ont les responsabilités ou qui les revendiquent. Elle doit être portée par celui la même qui devrait la suivre. Et cela fait très plaisir de voir que tel est parfois le cas. Un exemple les forestiers de tous ordres, l’industrie du papier et les associations du milieu ont décidé, ensemble, d’évoquer (en mai 1998) les composantes du développement durable de la forêt. Comment ne pas s’en préoccuper quand on voit qu’elle évolue si vite ? Quel choc d’apprendre que la croissance des arbres en Europe et de 30 % plus rapide que celle des années 1900-1950 ! La gestion durable de la forêt ne peut plus être implicite.
Réintroduire la prospective, c’est aussi regarder autrement la relation entre équipement et gestion. D’ailleurs on n’aurait jamais dû l’oublier quand on pense que tous les sept ans, le coût de gestion du centre Georges Pompidou équivaut a son investissement. Ce n’est qu’un petit exemple.
Et quand la durée de vie d'un investissement se transforme, on est conduit à regarder différemment la relation entre les dépenses dites de fonctionnement ou de gestion, et celles relatives à la conservation du capital que nos finances publiques distinguent pourtant rigoureusement. L’amortissement est à réinventer. L'analyse des rapports entre environnement et équipements publics trouve ici toute sa dimension par exemple pour bien les échelonner dans une économie à flux tendus : la prospective de l'environnement est en quelque sorte une pédagogie du temps de la gestion, du management, du ménagement.
Il en est ainsi des villes où la conception des grands équipements urbains n’est que l’une des faces. Alfred de Musset ne disait-il pas en 1837que " dans les villes, nous ne vivons que de restes " ; à cette aune-là les architectes seront de plus en plus des spécialistes de la gestion des formes et de moins en moins des créateurs. C’est ce que nous répète, avec raison, le directeur de l’architecture François Barré..
Il nous faut donc, de plus en plus, rapprocher la gestion de l’équipement et y introduire l’environnement. Il nous faut aussi revoir notre conception des institutions ; à cet égard admirez les agences de l’eau en France qui sont un modèle pour le monde.
Il nous faudrait aussi parler de la réintroduction des aspirations, des envies, des engagements des hommes et des femmes et parler de la citoyenneté comme facteur de développement viable. C’est indispensable. Mais les occasions en sont plutôt à la portion congrue. Surtout pas dans la manière dont les enquêtes publiques, trop tardives, sont pratiquées chez nous.
En guise de conclusion, un peu planétaire il est vrai, je mentionnerai " le référendum pour le XXIème siècle " que nous venons de lancer et qui, sur Internet, recueille, dans une sorte d’urne transparente, les attentes et les engagements des populations branchées. Ce n’est le résultat qui comptera mais la démarche.
Car le développement durable, c’est avant tout une démarche
1 Cf Serge Antoine " Écrits francophones et environnements " 2 tomes, 1548-1900 ; 1900 à nos jours. Édition Entente 1991 et 1996
2 Lancé par l’Institut Ledoux et le Comité 21 sur un questionnaire où ont participé Thierry Gaudin (Association prospective 2100), Hugues de Jouvenel (groupe Futuribles) et Alain Clerc (Fondation du devenir). Site internet : " http://www.21eme-siecle.org "