SUITE DE: Implications de la concurrence
16. Les implications de l'ouverture à la concurrence
16.1. L'État-actionnaire et la gouvernance des entreprises publiques
L'État peut-il être un actionnaire comme les autres ? Cette question est source de débats car la relation de l'État avec les entreprises publiques est particulière. L'État est propriétaire, parfois actionnaire, mais il est aussi émetteur de réglementation et régulateur du marché, garant de l'intérêt général, prescripteur du service public, responsable des grands équilibres nationaux. Il poursuit ainsi des objectifs d'intérêt général qui ne se réduisent pas et ne coïncident généralement pas avec les intérêts sociaux de l'entreprise. Ces objectifs légitimes sont parfois contradictoires et peuvent relever, comme l'évoquait la première partie de ce chapitre, de considérations très diverses relevant de politique financière, industrielle, ou sociale. Jusqu'à très récemment, l'État procédait à une gestion globale de l'économie et des finances à travers une vision macro-économique des grands équilibres. Ceci pouvait se justifier vis-à-vis d'entreprises en situation de monopole, détenues en totalité par l'État. La stratégie quant à elle était définie - par exemple par les contrats de Plan - et s'exprimait par des considérations au niveau des tarifs, du versement au budget de l'État, des besoins de financement, de recrutement, de politique industrielle ou de recherche, etc. La question de l'optimisation de la valeur patrimoniale ou de la création de valeur de l'entreprise ne se posait pas. Cette culture de gestion globale de l'économie nationale a eu des mérites en matière d'inflation notamment, ou de volontarisme industriel. Elle n'a pas su éviter des dérives de toutes natures. L'État focalisé sur la gestion de l'indice des prix ou poursuivant des objectifs industriels ou sociaux ne se souciait pas prioritairement des résultats financiers et patrimoniaux de l'entreprise.
Cette situation évolue cependant très vite sous la pression de Bruxelles et des concurrents des entreprises qui exigent plus de lisibilité et de clarté dans les comptes (dissociation comptable). Le changement se fait même plus brutal lorsqu' arrivent de nouveaux actionnaires privés : l'État remet à leur juste place ses responsabilités d'actionnaire et cela entraîne un changement culturel profond à tous les niveaux. L'État doit dès lors prendre en compte de façon croissante certains risques liés à sa situation d'actionnaire, qu'ils soient d'ordre financier ou judiciaire : il prend conscience de la responsabilité qui pèse sur ses administrateurs, qu'il risque d'être suspecté par les actionnaires minoritaires de disposer d'informations dont ils ne disposent pas, etc. Avec les regroupements qui se dessinent à l'échelle internationale dans ces secteurs, l'État actionnaire doit chercher à maximiser la valeur de capitalisation des entreprises publiques, valeur qui représente un enjeu stratégique de plus en plus important dans un univers international de plus en plus concurrentiel. Les entreprises publiques ne doivent pas être handicapées sur les marchés qui s'ouvrent aujourd'hui en Europe.
Ces évolutions ont réduit les marges de manœuvre dont l'État disposait pour remplir ses objectifs de service d'intérêt général alors même que ce sont ceux-là qui le fondent à rester actionnaire. Ces objectifs conservent toute leur légitimité mais doivent être assurés de manière transparente par d'autres procédures, notamment la contractualisation, vers lesquelles au demeurant se tourneront vraisemblablement de plus en plus les institutions spécialisées et les autorités locales (compensation sur des bases objectives des charges de services publics). Si ce constat fait aujourd'hui la quasi-unanimité, en revanche de nombreuses divergences apparaissent lorsqu'il s'agit de préciser les changements institutionnels que ces évolutions imposent. Certains estiment que le cadre juridique actuel n'est pas un obstacle, le changement de statut de l'entreprise ne paraissant pas être le problème numéro un à régler : les incohérences dans les objectifs poursuivis par l'État ne doivent d'ailleurs pas être surestimées, les conflits d'intérêt existant également au sein des entreprises privées. Par ailleurs, si les préoccupations patrimoniales de l'entreprise avaient pu être négligées jusqu'à ces dernières années, elles sont maintenant devenues centrales. Par la formation de ses administrateurs notamment, l'État prend les moyens d'être un actionnaire défenseur de l'intérêt de l'entreprise tout en gardant la possibilité d'intervenir lorsque des décisions prises par l'entreprise touchent à des domaines stratégiques. D'autres contestent ce point de vue, estimant qu'on assiste au contraire à des évolutions inéluctables qui remettent en cause le cadre juridique actuel. Même si la situation ne semble pas exiger dans tous les secteurs une telle remise en cause, l'évolution de ces secteurs conduira à reconsidérer à plus ou moins brève échéance le statut d'EPIC lorsqu'il existe, à doter les entreprises d'un capital, voire à l'ouvrir, pour leur permettre de tisser des alliances, la création de filiales ne permettant pas de résoudre tous les problèmes. Toutefois, les évolutions graduelles dans le statut des entreprises permettraient de conforter cette dynamique et progressivement donner un nouveau sens au dialogue entre l'État et l'entreprise publique. Pour conclure, il convient d'insister sur les réels progrès qui ont été accomplis à la fois dans la mise en cohérence des préoccupations et des actions de l'État dans un cadre pluriannuel mieux adapté à une gestion d'entreprise et dans la recherche de méthodes de " gouvernance " plus satisfaisantes que naguère. Toutefois, ces progrès semblent encore insuffisants pour garantir une réelle clarification des responsabilités entre l'État et l'entreprise, la rapidité des évolutions auxquelles sont soumis ces secteurs nécessitant beaucoup de réactivité. Les nouvelles règles du jeu imposent aux représentants de l'État-actionnaire de raisonner, dans une logique centrée sur la réussite de l'entreprise qu'ils contrôlent.
16.2. Les changements dans la gouvernance lorsque le capital est ouvert
Les progrès constatés dans le gouvernement des entreprises publiques peuvent-ils être considérés comme satisfaisants ?
Les opinions sur ce sujet sont divisées. Selon certains, les limites des réformes seraient vite atteintes dans les entreprises entièrement publiques, et elles seraient excessivement restrictives. Les contradictions internes de l'actionnaire public, d'une part, et les exigences de la stratégie industrielle internationale, d'autre part, commanderaient l'ouverture du capital. Celle-ci, à son tour, serait à même de faire évoluer rapidement le pilotage de l'entreprise vers celui d'une firme capable de déployer efficacement de véritables stratégies industrielles.
Pour d'autres, cette étape ne serait pas indispensable, et les inconvénients qu'il y aurait, pour le patrimoine de l'État et pour les missions de service public, à abandonner une propriété complètement publique l'emporteraient sur les avantages qu'offre la souplesse d'une gestion privée. Il n'entre pas dans les missions du rapport de se prononcer sur la question de savoir dans quelles situations précises et à quel moment il est opportun d'ouvrir le capital d'une entreprise de services publics.
C'est pourquoi les réflexions ont été conduites en deux temps. Les parties qui précèdent s'efforcent de tirer un bilan des expériences de modernisation de la tutelle publique. La présente conclusion s'applique à dégager, en utilisant notamment l'exemple de France Télécom, les changements qui peuvent survenir lorsque des actionnaires privés entrent dans le capital d'une entreprise publique. Le changement qui apparaît le plus déterminant est la modification profonde affectant le champ des jugements qui s'exercent sur l'entreprise. La réaction des marchés, mesurée par la variation du cours de l'action, devient un élément déterminant. La publication régulière de comptes joue également un rôle important, tout comme la surveillance par les agence de rating. Les conséquences sont de grande ampleur. Les comportements se rapprochent rapidement de ceux d'une entreprise concurrentielle privée. La seule différence, en pratique, est que les échanges de capital sont limités : lorsque la loi fixe un seuil minimal de participation de l'État, par exemple la majorité simple, les participations croisées sont limitées à des opérations d'ampleur assez modeste. Tout le reste est modifié en profondeur. Le management de l'entreprise est obligé de préparer ses décisions stratégiques en tenant compte des changements impliqués par l'ouverture du capital. Il doit ensuite être capable de faire une double pédagogie : l'une à l'usage de l'État-actionnaire, à qui il faut pouvoir démontrer à la fois que les projets sont industriellement bons et qu'ils s'inscrivent dans les objectifs publics concernant le secteur ; l'autre à l'usage des marchés, qui veulent être convaincus de la même manière que si le projet émanait d'une entreprise entièrement privée.
Dans la pratique, si l'on regarde notamment l'exemple de France Télécom, il semble bien qu'on aboutisse ainsi très rapidement à une adaptation efficace aux exigences stratégiques d'un marché concurrentiel. L'État-actionnaire accepte assez généralement les propositions inspirées par une logique industrielle qui lui sont clairement expliquées. Si difficulté pour l'État il y a, elle est plutôt d'une autre nature : les contradictions entre sa fonction d'actionnaire et sa fonction de régulateur sont soudain plongées dans une lumière très crue. Si l'État n'a pas très largement délégué les responsabilités régulatrices à une autorité indépendante, il peut être suspecté de parti pris par les concurrents de l'opérateur historique. En particulier, dans les procédures où le régulateur spécialisé propose et l'État dispose, celui-ci peut être amené à trancher contre l'avis de celui-là. L'État est alors invariablement soupçonné d'avoir fait passer ses intérêts de propriétaire avant ses devoirs d'arbitre. Les changements qui interviennent dans les relations entre actionnaire public et entreprise ne sont sans doute qu'indirectement sensibles dans le fonctionnement des conseils d'administration. Dans la pratique, la composition des conseils change peu. Tant que le capital est faiblement ouvert, il n'y a que très peu d'actionnaires importants susceptibles de siéger, et en outre le système tripartite est conservé. Dans ces conditions, le mode de fonctionnement n'a guère de raisons de se différencier du modèle réformé évoqué précédemment.
En revanche, il est clair que le débat et la pédagogie qui s'y pratiquent sont fortement influencés par l'importance croissante des critères de jugement utilisés dans un marché concurrentiel. Il est trop tôt pour porter un jugement sur le comportement de l'État-actionnaire vis-à-vis des dirigeants. Si l'on observe d'autres secteurs que les services publics en réseaux, il semble cependant que l'État-actionnaire soit enclin, lorsque le capital est ouvert, à accorder des durées assez longues aux dirigeants et à les juger sur des critères principalement industriels. Le dialogue stratégique peut difficilement passer par des contrats de Plan, notamment pour des raisons de confidentialité : le nombre des acteurs de ce genre de négociation est considéré par les responsables des entreprises comme excessif compte tenu des informations commerciales qui y sont divulguées. Mais il reste possible de débattre avec l'actionnaire public de perspectives pluriannuelles.
L'expérience manque également pour se prononcer sur les changements dans la gestion des ressources humaines. La seule entreprise de réseau à avoir un actionnariat partiellement privé, France Télécom, emploie une majorité de fonctionnaires et voit donc sa masse salariale déterminée par des négociations qui lui échappent pour une grande part. Dans un secteur en croissance rapide, il semble que cela n'ait pas soulevé de difficulté importante. Il ne paraît pas possible de tirer des conclusions de portée générale de ce cas particulier. En résumé, l'arrivée d'actionnaires privés, sans modifier très profondément les institutions et les procédures de pilotage, apparaît comme un facteur de changement décisif dans les relations entre l'actionnaire public et le management de l'entreprise : celui-ci adopte rapidement des habitudes de travail proches des entreprises concurrentielles.