Un événement majeur, encore mal perçu dans toutes ses ramifications, est en train de se manifester dans le domaine des transports : une vague énorme de concentration en matière de transports maritimes, moins mise en lumière que la concentration qui s'opère dans la construction aéronautique, mais qui marque un réel changement d'époque.
Cette concentration horizontale et verticale suscite, aux yeux de Pierre Bauchet, des interrogations majeures sur la capacité de régulation publique de ces activités. Les lieux actuels d'où jaillissent ces activités ne sont plus ceux d'hier. Allez à Londres, au Boarding Exchange, raconte-t-il, là où jadis se concentraient les offres et les demandes de trafic maritime ou aérien, le décor est toujours en place, des hommes en perruque, la grosse cloche qui sonne chaque fois qu'un naufrage est signalé dans les mers, mais ce n'est plus là que les marchés s'y concluent. Ce n'est désormais qu'un club de rencontres de marchands grecs, anglais, norvégiens, coréens ... Le marché est ailleurs. Où ? "Il est partout dans le monde et nulle part !" L'offre et la demande se rencontrent en tous lieux, sans barrières, dans les bureaux de courtiers, au bout du web, par internet, d'une manière totalement informelle, au bénéfice de quelques grands groupes qui sont en train de tisser des réseaux mondiaux soumis à leur autorité. "Tout s'opère au niveau mondial" marché illimité, ce qui facilite l'agrandissement des firmes. "On a dit que la mondialisation était née de la libéralisation des mouvements de capitaux, explique Pierre Bauchet . C'est l'inverse, estime-t-il, cette libéralisation est née de la volonté de concentration de grandes firmes qui en avaient besoin pour leurs investissements directs".
L'Europe s'est vidée
Pierre Bauchet a cherché à mesurer cette vitesse de concentration. L'éviction accélérée de la construction navale en France et en Europe est saisissante. Il reste peu de choses en France (Saint-Nazaire et l'Alstom, après la fermeture des Chantiers du Havre), peu aussi aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Pologne (avec difficultés) en Finlande (paquebots, brise-glace). Les Norvégiens viennent de vendre. L'Europe s'est vidée au profit de l'Asie. "L'armement n'a jamais voulu se préoccuper de construction navale et réciproquement, constate-t-il. Résultat : tous les deux l'ont payé très cher".
L'irrésistible ascension de Maersk
La concentration dans les transports maritimes, en ligne régulière, va croissant. Ne parlons pas de l a France qui est au 25ème rang mondial, avec la (coûteuse) CGM. Une douzaine de firmes seulement dans le monde font 80% du trafic en capacité-conteneurs (40%, il y a 10 ans), les trois premières font plus de 23% ; le numéro 1, le danois Maersk, à lui seul, fait 10%, devant le taïwanais Evergreen et l'anglo-hollandais P et O. Ces trois leaders confortent leur domination par des accords de capacité, dits TACA (pour Trans Atlantic Contenair Agreement) contraignant les chargeurs à en passer par eux, ce qui inquiète Bruxelles mais pas Washington, semble-t-il. Même concentration au niveau des flottes de transport aérien, où quatre firmes us tiennent les premières places.L'exemple de Maersk illustre également la concentration verticale en cours, intégrée qu'elle est, comme ses challengers, dans des holdings, de grande importance. Maersk fait de tout. Il s'éloigne, en amont, de l'activité sidérurgique, moins rentable, et s'étend, en arborescence, vers l'aval jusqu'au tourisme, plus profitable.Maersk ne contrôle pas en effet que le transport, en tant que numéro 1 mais aussi des chantiers, des sociétés de construction de conteneurs, l'exploration, la production et le transport du pétrole en mer du Nord, l'approvisionnement de plates-formes. Maersk rachète des ports, des terminaux exclusifs privatisés. Il possède un opérateur routier et ferroviaire, une compagnie aérienne (Maerskair, avec 50 appareils et d'autres en commande), une société d'information, une société de supermarchés et un service de courtiers très important.Pour doubler Bolloré sur les trafics africains, Maersk vient de racheter une société, cernant ainsi, avec P et 0, le marché de ce continent, à partir du trafic maritime.On notera aussi qu'aucun transporteur maritime ne peut accéder à la dimension mondiale s'il n'a pas accès aux chemins de fer américains.Maersk, sûr de sa force, appuyé par la famille royale danoise, s'est entouré des meilleurs professionnels.
Quels problèmes cette concentration pose-t-elle aux Etats ? Aucune de ces firmes n'appartient aux cent premiers grands trusts. Ce n'est donc pas tant du fait de leur poids financier qu'elles peuvent inquiéter que par les risques de domination qu'elles peuvent faire courir. Le puissant peut faire toutes sortes d'opérations avantageuses, en dehors des économies d'échelle. Le fort écrase le faible. Jusqu'où va-t-on ? Qui peut le dire ? Des aspects positifs sont là : "transporter à coût trois fois moindre à l'autre bout du monde dans des conditions de rapidité et de sécurité jamais obtenues jusqu'ici, est-ce condamnable ? ", souligne l'ami chinois, ancien élève de P. Bauchet dirigeant aujourd'hui Cosco, le n° 5 mondial. L'inquiétude demeure. Les inégalités croissent dans le monde. Les Etats deviennent impuissants face aux grands groupes, qui, dans les transports, décident de leurs escales. L'avenir des ports, la politique d'aménagement du territoire échappent aux Etats.
La nécessaire mais difficile régulation
L'orateur avait fait sa thèse jadis sur la régulation dans les "public utilities" aux USA. "C'est un sujet d'avenir" lui avait dit alors son assistante de Chicago. A l'époque, en France, on ne s'intéressait qu'aux dispositions antitrust, inopérantes aujourd'hui à l'échelle nationale, mais encore valable au niveau européen. Introduire une "régulation" par la puissance publique fixant quelques règles du jeu essentielles, à l'échelle nécessaire, est un objectif nécessaire. Comment et par qui ? Voilà la question. Aux sceptiques, Pierre Bauchet répond que "tout n'est pas possible", mais "qu'il n'est pas pour autant entièrement pessimiste ". Certaines forces peuvent être regroupées pour créer des conditions permettant de faire fléchir de grands opérateurs maritimes internationaux. Exemple : si la SNCF et les ports s'entendaient, la France pourrait faire venir Mearsk à Dunkerque. (Mais où en est la politique française des transports ? s'interroge Pierre Bauchet, très critique à cet égard). Signe encourageant: la politique européenne vis-à-vis du TACA est exemplaire. Le risque d'une domination par quelques réseaux mondiaux oligopolistiques n'en existe pas moins.
Notes de Michel Cuperly Regards sans frontières août-septembre 1999 5
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