Pour J. Cl. Berthélemy la question n'est pas "faut-il" mais "peut-on" alléger la dette des pays pauvres ? La campagne d'annulation de Jubilé 2000 est pleine de bonnes intentions, mais, dit-il, elle n'est pas réaliste.
Dette, pays endettés : de quoi parle-t-on ? Les pays pauvres dont il est question, une quarantaine, africains surtout, sont endettés pour de multiples raisons :- il y a la dette qui résulte de l'aide au développement, aide concessionnelle c'est-à-dire accordée à des conditions avantageuses mais pas assez pour pouvoir être remboursée dans les délais,- des dettes privées, pour certains pays. Ainsi la Côte d'Ivoire, l'un des plus endettés, a une dette commerciale lourde, 5 milliards de dollars, récemment renégociée,- des dettes liées à la mauvaise gestion de très nombreux dirigeants de ces pays, y compris avec détournement de fonds. Si la Zambie avait investi dans la production toute l'aide reçue depuis 1961, le revenu par tête y serait de 20 000 $ au lieu de 600 ! d'après la Banque mondiale.- des dettes liées à des guerres dont certains dirigeants sont parfois responsables. C'est le cas du Mozambique, très pauvre déjà, appauvri davantage encore par les achats d'armes, et en partie détruit.La responsabilité de l'endettement est évidemment partagée avec les pays riches et les agences d'aide qui ont prêté "pas toujours de manière très sérieuse". Certaines agences voulaient ainsi justifier qu'elles avaient raison de le faire : tel pays étant un bon élève du FMI, il fallait continuer à l'aider. Ainsi le Ghana, dit Jean-Claude Berthélemy, s'est-il dangereusement endetté.
Des dettes pour quel montant ? 230 milliards de dollars pour l'ensemble de la dette extérieure en 1998, et 169 milliards pour les seules dettes à long terme, somme considérable, mais dont la valeur effective peut être ramenée à 85 milliards dont 21 milliards de dettes privées, les créances publiques ressortissant aux deux tiers à des prêts bilatéraux, et un tiers à des prêts multilatéraux.
Nouveauté : une approche globale
L'initiative d'allégement, dernière en date, lancée à Lyon en 1996 dite "PPTE" (pour "Pays pauvres très endettés) est la première à prendre en considération l'ensemble des dettes et pas seulement telle ou telle catégorie comme ce fut le cas avec les initiatives antérieures (celles du Club de Paris, pour les dettes bilatérales, gérée par les Ministres des Finances ; celle de la Banque mondiale, via son fonds de désendettement ou par les mécanismes de type "plan Brady" pour les dettes françaises). Il a fallu du temps pour y arriver.Les tournants ont été actés dans les sommets successifs du G7. Mais ces efforts des pays créanciers ne suffisaient pas, conduisant les pays pauvres débiteurs à revenir "mendier" chaque année au Club de Paris un allégement qui ne portait d'ailleurs que sur les charges des deux années à venir et non sur le stock lui-même de dettes. D'où cet effort désormais global, qui devait être amélioré encore au sommet du G7 à Cologne les 18-20 juin 1999. Les nouveaux ratios d'allégement conduisent à définir une dette qui soit "soutenable" par le pays considéré, eu égard à ses capacités économiques, les créanciers multilatéraux (BM, FMI, Banque Africaine de développement) et les pays riches prêteurs mettant la main à la poche, sans mettre à mal leurs finances.
Sept pays avaient bénéficié de l'initiative PPTE à la date de mai 1999 pour 3 milliards de dollars dont la moitié attribuée au Mozambique. Défaut principal de cette initiative : sa lenteur. Pour en bénéficier, un pays devait faire la preuve de sa bonne conduite pendant 6 ans ! D'où des conditions nouvelles fixées à Cologne (1).
Le voeu de Jubilé 2000
Ces efforts importants, restent néanmoins en deçà de ce qui est demandé par les ONG dans le cadre de Jubilé 2000, c'est-à-dire l'annulation pure et simple de la dette des pays pauvres très endettés. Ce n'est pas réaliste, juge l'orateur, tout en soulignant le rôle positif de pression sur le G7 ainsi joué par les millions de pétitionnaires. Certes, reconnaît-il, Jubilé 2000 demande aux gouvernements de veiller à ce que cette remise de dettes serve à financer des projets de développement dans et par le pays bénéficiaire. Mais il n'existe pas de mécanisme efficace pour s'en assurer : "C'est un voeu pieux", dit-il. Ce n'est pas du tout dans cet état d'esprit que se trouvent les gouvernements ...
A quelques semaines du G7 de Cologne, c'était encore une belle cacophonie. Le Japon était très réticent. L'Allemagne manifestait une position nouvelle très ouverte, sous l'impulsion du chancelier Schroeder. La France proposait, geste altruiste, une annulation du service de la dette sur 30 ans, donc pour une génération, liée à des projets de développement avec consultation des ONG et application de règles de bonne gouvernance. Mais elle demandait que le fardeau en soit partagé, non en fonction des prêts accordés mais de la richesse des pays créanciers, ce qui revenait à demander aux USA et à l'Allemagne de payer pour la France, grosse créancière.
Deux logiques à l'œuvre
En fait, deux logiques sont à l'œuvre en matière d'allégement : l'une financière, l'autre altruiste.Selon la logique financière, un surendettement suscite un désintérêt du secteur privé à investir et une désincitation aux gouvernements à se prendre en main : alléger est payant. La logique altruiste, celle de Jubilé 2000, passe par le don pour aider au développement. C'est aussi en partie la logique de la Banque Mondiale.L'allégement de la dette ne sert à rien s'il vient en substitution d'autres formes d'aide, si les milliards d'allégement remplacent les milliards d'aide publique actuelle au développement, aide qui décroît d'ailleurs régulièrement depuis dix ans (45 milliards en 1990). Il faut donc veiller aux simples "jeux d'écriture et à la poudre aux yeux". D'autre part, les faits montrent qu'une aide extérieure même affectée théoriquement au développement n'y va effectivement que pour partie. Faut-il alléger la dette ? Oui, conclut J.Cl. Berthélemy, car le surendettement est un frein à la croissance. Peut-on le faire ? Oui, mais alléger n'est pas effacer.
(1) L'engagement du G7 porte sur l'annulation de la moitié des dettes, la France y contribuant pour 38 milliards de F. Pour y prétendre la dette doit, entre autres, représenter au moins 150% des recettes d'exportation du pays, contre 200 à 250% auparavant (NDLR).
Regards sans frontières août-septembre 1999