Durant deux ans d’enquête préliminaire, les flics ont découvert à la Direction des constructions navales (DCN) les caisses noires des grands marchés d’armement français de ces dernières années. Pour l’instant, la justice qui vient de confier le dossier à deux magistrats du pôle financier, prend soin de ne pas y mettre son nez et se cantonne à enquêter sur des broutilles. Heureusement, « Bakchich » a pu se procurer des documents confidentiels et décortique les filières qui ont permis à de mirifiques commissions de s’évaporer. Ventes de frégates, sous-marins, torpilleurs et autres bateaux militaires : autant de marchés juteux que nous allons raconter en six épisodes.
Il faut toujours se méfier du fisc. Comme autrefois Al Capone était tombé sur des affaires de sous, un banal contrôle fiscal visant une société de consultant et d’intelligence économique risque d’ouvrir la boîte de Pandore des caisses noires de la République.
Découvrant en janvier 2006, plusieurs structures détenues par un ancien du service Action de la DGSE, Michel Mauchand, et par un ex-officier de la DST, Claude Thévenet, les agents de Bercy ont perquisitionné leurs domiciles et sociétés. Après s’être intéressé à une série de factures adressées à la DCN, la Direction des constructions navales (qui deviendra en 2007 DCNS après son rapprochement avec Thalès), le fisc transmet le dossier au parquet de Paris. Belle pioche pour le procureur Jean-Claude Marin, fin juriste et grand stratège, qui ouvrait une enquête préliminaire. « Avec ce dossier, explique un magistrat parisien, Jean-Claude Marin qui a servi tous les régimes possède un sauf-conduit général ». Et les flics débarquait, par ricochet, dans les locaux de DCN, ce saint des saints de l’armement français, où sont conçus et fabriqués les bateaux, frégates et autres sous-marins tricolores. La police a poussé l’amabilité à rendre visite à DCN International (DCNI), la branche commerciale de DCN, qui fut longtemps chargée des pot-de-vin versés aux intermédiaires. Plus d’une dizaine de cadres subissent alors quelques perquisitions pas toujours bienvenues… « Nous sommes tombés sur quelques secrets de la République », explique-t-on du côté des flics financiers de Nanterre.
Lancées sur des faits présumés de « corruption active et passive », « abus de biens sociaux », « violation du secret de l’instruction » et « violation du secret de la défense nationale », les deux magistrats nommés fin mars se sont concentrés sur l’activité des ex-barbouzes payés par la DCN. Ces derniers s’intéressaient au profil de certaines personnalités, voire à des procédures judiciaires en cours : l’affaire des frégates à Taïwan et Clearstream, cette histoire de faux listings bancaires qui permit de mouiller nombre de figures des affaires, de l’administration et de la politique, dont Nicolas Sarkozy. Pas illogique : on peut en effet imaginer que DCN, constructeur des fameux bateaux vendus à Taipeh, cherche à se renseigner sur le degré d’avancement de l’enquête du juge, Renaud Van Ruymbeke, sur les faramineuses commissions versées à l’époque au mystérieux Andrew Wang.
Mais le plus croustillant est ailleurs, pour qui veut bien s’y intéresser. Les policiers de la Division nationale des investigations financières (DNIF) ont déniché les filières des commissions distribuées par l’appareil d’État cherchant à exporter ses frégates et ses sous-marins : répartitions de commissions, contrats d’intermédiaires, sociétés immatriculées au Luxembourg. Deux coquilles, Heine et Eurolux Gestion, ont joué un rôle clé comme on le verra dans les prochains épisodes.
Les plus grands marchés d’armes exportés par la France dans les années 1990 ont été concernés par la filière mise en place via DCNI, essentiellement les contrats qui n’ont pas été négociés d’État à État. Des sous-marins vendus au Pakistan aux patrouilleurs au Koweït en passant par des avenants aux marchés des frégates exportées à Taiwan (qui a donné lieu à de gigantesques commissions, comme la justice l’a montré), des mises à jour de frégates en Arabie saoudite, des Corvettes expédiées à Singapour et des sous-marins en Malaisie… Du beau matériel siglé France. En sous-main, des commissions baladeuses qui sont allées arroser de mystérieux bénéficiaires. Bakchich reviendra dans le détail sur ces faramineux marchés, qui font vivre l’industrie militaire française, voire européenne, et sur ces circuits d’évasion d’argent…
Au cœur de la documentation saisie par les flics et soigneusement mise sous le coude par la justice, un homme clé : Jean-Marie Boivin, longtemps employé de DCNI, puis devenu « consultant » au début des années 2000. L’homme, qui vit entre le Champ de Mars et le Luxembourg, dont il est officiellement résident - il est notoirement proche du premier ministre Jean-Claude Juncker et voyage en compagnie du grand Duc -, n’a pas souhaité donner suite à nos coups de fil et courrier adressé à son domicile. Bakchich tirera le portrait dans les jours qui viennent de cet homme providentiel…
Mais comme par miracle, l’information judiciaire, finalement ouverte début 2008 après deux ans d’enquête, ne garde de ces croustillantes coulisses mêlant intérêts d’État et intérêts privés, que de petites affaires de cornecul. L’enquête préliminaire, sous le contrôle serré du parquet, aboutit à l’ouverture d’une information judiciaire dont le périmètre a été soigneusement verrouillé par le procureur. On va mobiliser deux juges d’instruction pour des dossiers de renseignement privé finalement bien classiques ; on laisse filtrer les noms d’une poignée d’électrons libres proches des réseaux d’autrefois, dont le pouvoir actuel n’a rien à craindre.
L’enquête préliminaire des flics a été sévèrement épluchée par le parquet de Paris qui n’a transmis aux deux juges nommés fin mars que des broutilles du dossier. On trouve ainsi un inspecteur des impôts, qui risque des poursuites pour avoir touché quelques milliers d’euros. Autre coupable désigné, l’ex de la DST, Claude Thévenet, membre d’un groupe d’anciens copains des Services qui se réunissait au pub Saint-James à Paris, réputé proche de l’ancien directeur des Renseignements généraux Yves Bertrand, un chiraquien, fréquentant à l’occasion celui qui fut son patron à la DST, Yves Bonnet. Autant dire que ce malheureux Thévenet – qui n’a pas souhaité répondre à Bakchich – a tout du bouc émissaire sur qui la justice n’hésite pas à se lancer. On sort aussi le nom du juge Renaud Van Ruymbeke, dont on suggère qu’il aurait été « ciblé » par les privés, voire approché pour balancer des infos sur sa propre enquête. Nicolas Sarkozy a dans le pif ce magistrat qui a osé enquêter sur un éventuel compte bancaire dénoncé par les fichiers Clearstream. Un magistrat bien insolent dont le nom se retrouve opportunément dans la presse…
Bref, au sommet de l’État, au sein des groupes d’armement français, on peut dormir tranquille, le procureur de la République veille. Comme l’a déjà raconté Bakchich à plusieurs reprises, Jean-Claude Marin est un homme plein de talents. Doté d’un grand sens politique, il a d’abord été balladurien, pour virer chiraquien, avant de tourner sarkozyste. Il brigue aujourd’hui le poste de procureur général de Paris et, c’est juré, ne fera pas de vagues qui risqueraient de contrarier qui de droit…
Demain, deuxième partie de notre enquête, les contrats des frégates de Taïwan et des Sawari vendues à l’Arabie Saoudite.
A lire ou relire sur Bakchich.info
Pour lire la traduction en espagnol de cet article sur Bakchich :
Pour lire la traduction en anglais de cet article sur Bakchich :
Je suis peut être trop méfiant, mais je n’ai guère confiance dans l’indépendance des enquêteurs administratifs
L’affaire des millions de l’UIMM a été découverte en 2004, étouffée, puis ressortie en 2007 pour régler des problèmes internes au Medef semble t-il
A priori si un enquêteur découvre ce que vous dites, il en rend compte a sa hiérarchie, qui en rend compte au ministre, qui consulte ses amis …
Et c’est seulement au terme de cette très très lente réflexion collective qu’il peut émerger une "affaire"
AMHA le réflexe journalistique ne devrait pas être de se dire "quel scandale !" mais plutôt de chercher pourquoi il est rendu public !