Après le retour d’une commission rogatoire envoyée au Luxembourg il y a quinze mois, le scandale des pots-de-vin versés pour la livraison de frégates à Taiwan revient sur le devant de la scène. Mais le parquet freine.
Dans les années 90, les commissions prélevées sur les grands contrats de pétrole ou d’armement étaient monnaie courante. Et la classe politique française arrondissait ainsi ses fins de mois. L’affaire Elf a montré comment l’or noir avait permis à bon nombre d’élus de bénéficier d’emplois fictifs et de quelques autres gâteries.
Mais le vrai trésor de guerre de nos chers élus était moins dans les gisements pétroliers que dans les gros chantiers d’armement naval. Donc, dans ces années-là, deux énormes contrats firent l’objet de commissions monumentales pour graisser la patte des clients étrangers et de non moins monumentales « rétro-commissions », qui alimentèrent les caisses de l’ensemble des partis politiques français.
Négociée dès 1991-1992, la vente de frégates à Taiwan fut la première de ces usines à fabriquer du cash : presque 1 milliard de francs suisses de commissions, bloqués par la justice helvète, étaient destinés à un certain Andrew Wang, jouant le rôle d’intermédiaire. Le second contrat, qui fit date, en 1994-1995, aura permis la livraison de sous-marins au Pakistan. Laquelle livraison a fait couler beaucoup d’encre, l’été dernier, à cause de la curiosité insatiable du désormais célèbre juge Marc Trevidic, chargé d’instruire ce dossier.
Ici, l’État français risque de payer ces errements au prix fort. Dans les toutes prochaines semaines, la France va être condamnée par la justice arbitrale internationale à verser près de 1 milliard d’euros pour avoir, contrairement aux termes du contrat sur les frégates, versé des commissions pour faciliter la transaction.
Pour les frégates comme pour les sous-marins, la Direction des constructions navales (DCN), et sa tête de pont de l’époque, la Direction des constructions navales internationales (DCNI), étaient au premier rang de ces peu reluisantes tractations. Or, il y a trois ans, deux magistrats du pôle financier du tribunal de Paris, Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, ont été saisis de faits d’« abus de biens sociaux » mettant en cause deux sociétés écrans luxembourgeoises, Heine et Eurolux, chargées de distribuer la manne des Constructions navales.
Et voilà que la commission rogatoire internationale (CRI) que les deux juges avaient envoyée au Luxembourg est revenue la semaine dernière. Il était temps, la CRI était partie il y a quinze mois. Depuis le vendredi 2 avril, une dizaine de cartons pleins de documents sensibles sont parvenus au troisième étage du pôle financier, dans le bureau de Françoise Desset. Du lourd, très certainement, d’après les témoignages des enquêteurs qui s’étaient déplacés au Luxembourg durant l’hiver 2009.
Dès le 7 octobre dernier, Bakchich avait publié une partie des carnets rédigés par Gérard Menayas, l’ancien directeur financier de la DCNI, sous l’étiquette de « Verbatim ». Du TNT pur vélin, saisie par les deux juges parisiens. Les brûlants feuillets de Menayas, conservés désormais sous scellés (c’est-à-dire non versés au dossier), faisaient apparaître les noms de personnalités politiques de premier plan : Édouard Balladur, Nicolas Sarkozy, Charles Pasqua, bien sûr – le seul dont la justice suisse ait retrouvé la trace dans les rétro-commissions versées au moment des frégates. Mais aussi les socialistes Élisabeth Guigou, Jean-Marie Cambacérès et Jean-Yves le Drian, ce dernier étant le maire de Lorient, où les fameuses frégates ont été construites. Depuis, tous trois ont fait savoir à Bakchich qu’ils ignoraient tout de ce dossier. S’ils le disent…
L’existence de ces petits arrangements que personne, dans le monde politique, n’ignore, explique que le grossier montage des faux listings Clearstream – entraînant l’affaire du même nom – ait pu tromper son monde, lorsque l’hebdomadaire le Point les publie durant l’été 2004. Le passage discret des commissions par la banque de compensation luxembourgeoise Clearstream était en effet plus que crédible. Les sociétés qui faisaient transiter les commissions occultes au Luxembourg pour le compte de la DCNI ne fonctionnaient pas par virements bancaires classiques. Le grand argentier des commissions occultes, un certain Jean-Marie Boivin, faisait justement appel à la discrète banque de compensation qu’est Clearstream.
Ces dérives pourraient bien ne jamais apparaître dans une pleine clarté judiciaire. Et l’explication se trouve sans doute dans les carnets de Gérard Menayas, qui décrit ainsi le procureur de Paris, Jean-Claude Marin, chargé par le pouvoir de cadrer l’enquête du pôle financier : « JC Marin, petit frère [c’est-à-dire franc-maçon], pilote l’instruction, dont il a sérieusement réduit le périmètre. C’est un opportuniste, balladurien, reconverti à NS », à savoir Nicolas Sarkozy. Bridés justement par un Jean- Claude Marin « reconverti à NS », les juges Desset et Hullin, qui doivent conclure leur instruction avant l’été, ont rencontré constamment l’opposition du parquet pour étendre leurs investigations.
La Légion d’honneur épinglée au veston du procureur de Paris, Jean-Claude Marin, n’aura pas été volée. C ’est peu dire que ce magistrat aimable, fin juriste et imitateur hors pair, aura bien mérité de la Sarkozie, lui qui avait servi, entre 2002 et 2007, les intérêts de la chiraquie. Durant le procès Clearstream, ce magistrat souple dut, sur ordre de l’Élysée, requérir contre Dominique de Villepin, dont il n’avait jamais cessé de proclamer, en privé, l’innocence.
C’est avec le même zèle qu’on le voit aujourd’hui bordurer l’instruction des deux magistrats instructeurs, Françoise Desset et Jean-Claude Hullin. Au départ, personne n’a vraiment vu partir le coup. U ne plainte était déposée au pénal par les impôts contre un ancien fonctionnaire de la DST, Claude Thévenet, passé au service de la Direction des constructions navales internationales (DCNI ) et soupçonné d’avoir accompli des missions de renseignement un brin limites : récupération de PV de justice, infiltration de la Cour des comptes taiwanaise, recherche des causes des attentats de Karachi en 2002.
Seulement voilà, les flics financiers n’ont pas fait dans la dentelle. L es voilà qui perquisitionnent le ban et l’arrière-ban de la Direction des constructions navales, maître d’œuvre du contrat des frégates vendues à Taiwan, découvrant des notes internes compromettantes. Du genre : « Pour payer campagne Bal, AGO [sans doute Alain Gomez] refuse de payer deuxième réseau. » (Scellé DCNI 7, page 40) Et, pis, les flics débarquent au Luxembourg, début 2009, pour perquisitionner les discrètes sociétés Heine et Eurolux, chargées de distribuer les commissions occultes. De la denrée explosive, explique-t-on à Bakchich, arrivée à Paris début avril.
Depuis trois ans, le procureur Marin aura tout fait pour limiter les dégâts : saisine limitée des juges Desset et Hullin, lors de l’ouverture de l’information judiciaire, à des faits mineurs et encore pour la seule période 2000-2004 ; refus du supplétif demandé par les deux magistrats pour enquêter sur le contrat des sous-marins vendus au Pakistan ; démantèlement des équipes policières chargées de l’enquête. Enfin, cet automne, des notes de service des enquêteurs étaient transmises en haut lieu et dans le plus grand secret sur le contenu des précieux scellés. - N.B.
A lire sur Bakchich.info :
Bonjour,
Article très intéressant et qui montre bien le rôle de Monsieur Marin dans la marche, lente de préférence, voire le statut immobile, de ce lourd dossier.
Ce qui est le plus intéressant, c’est le silence des partis dits d’opposition sur cette affaire. Pourquoi Arnaud Montebourg est-il silencieux sur cette affaire ? Et Ségolène Royal ? Et François Hollande ? Et les députés de tous les partis ? Et presque tous les médias nationaux ?
Il risque d’y avoir des effets boomerang sur certains si le NSB taïwanais (équivalent du FBI américain, en plus doté sur le plan des nouvelles technologies), apprend que des Français viennent espionner les agences gouvernementales qu’il doit protéger !!!
Cela risque aussi de ne pas plaire en Chine, où certains anciens hauts dirigeants coulent des jours paisibles avec de l’argent mal acquis issu de ce dossier, si les politiques français leur mettent tout sur le dos.
Les généraux pakistanais semblent n’avoir pas aimé qu’on les méprise ouvertement. En Chine comme à Taïwan, certains officiers ont des réactions d’excitation incontrôlable quand on leur parle des …. Français qui se cachent derrière le "secret-défense", puis maintenant derrière ce brave Monsieur Marin.
Le chapeau va bientôt être trop grand pour lui.
Laisser en plus sans sanction une affaire d’espionnage d’un gouvernement étranger, entre autres, cela peut offrir des motifs d’action non-contrôlable à des militaires soudain chatouilleux sur le chapitre de la dignité nationale.
Rappelons que, dans la culture chinoise, il est fortement déconseillé d’humilier une personne porteuse de cette culture, de lui "faire perdre la face"…. Cela peut mener à se faire des ennemis très déterminés et vindicatifs.
Or, rappeler, avec des preuves que l’on voudrait cacher aux justices des pays concernés, que les fortes rétro-commissions auraient arrosé en priorité des…partis politiques ou des politiciens français, c’est gifler au visage à la fois Pékin et Taipei.
Au Pakistan, on sait que cela n’a pas plu du tout.
Dans le cas présent, le doute est aussi permis quant aux conséquences de cette gifle publique qui s’ajoute à l’injustice et au mépris des années passées.
A trop tirer sur cette corde sensible dans certains pays, la position de Monsieur Marin nuira forcément d’abord à l’Etat français, ensuite à son économie, enfin, à ses dirigeants.
Pourvu donc que personne ne copie les méthodes d’expression de l’ire des généraux pakistanais. Cela ferait de cette affaire assoupie une "bombe politique".
Bien cordialement,
Ah Marin ! L’ami de Zemmour, procureur défendant les Tibéri, sermonnant (un peu) Julien Dray, alignant Villepin (beaucoup) et maintenant coulant les Frégates où Sarko était mouillé jusqu’au coup (passionnément).
Il est déjà sur la liste des médailles de la Légion d’Honneur pour 2010. C’est sûr qu’avec un tel palmarès, ce type va finir ministre de la justice… si Sarko repasse !