Ex-directeur financier de la Direction des constructions navales internationales, Gérard-Philippe Menayas a été entendu par quatre juges d’instruction. Mais ce ne fut pas pour l’interroger sur son instructif cahier.
Par les temps qui courent, quand la meute médiatique s’agite autour du dossier Karachi, il est rare et passionnant de rencontrer un des acteurs clés de ce dossier pour le moins explosif. Jusqu’à l’hiver 2008, date à laquelle il fut viré sans ménagement, Gérard-Philippe Menayas fut le directeur financier de la Direction des constructions navales internationales (DCNI), la tête de pont des Constructions navales pour les gros contrats internationaux : les frégates vendues à Taïwan en 1991 et 1992 ou les sous-marins achetés par le Pakistan en 1994-95 – deux usines à gaz qui permirent de fabriquer du cash très, très noir.
Ces deux contrats firent en effet l’objet de commissions monumentales, pudiquement appelées « frais commerciaux », en réalité du gras bien lourd pour enduire la patte des clients étrangers. « Frais commerciaux » encore pour alimenter de non moins colossales rétrocommissions qui, en bout de course, arrosèrent presque tous les partis politiques français. « La presse ne parle que des financements balladuriens, confie Gérard-Philippe Menayas, alors que nous savions tous que la redistribution était beaucoup plus large. Droite et gauche, nombre d’élus français étaient financés par Thales et la DCNI, très oecuméniques, depuis le début des années 90. » Et d’ajouter, dans un sourire : « Après Woerth, il fallait bien trouver autre chose, une suite… Ce qu’on lit dans la presse sur Karachi et Taïwan est, au pire, complètement faux ou, au mieux, largement incomplet. »
C’est ainsi que le peu oublieux Gérard-Philippe Menayas se déclare très sceptique sur la thèse d’un lien entre l’arrêt du versement d’une partie des commissions en 1996 destinées à des caciques pakistanais, et l’attentat de Karachi en 2002, où onze Français trouvèrent la mort : « Sept ans, cela me paraît trop long comme temps de réaction. »
Quant aux notes baptisées « Nautilus », retrouvées lors de différentes perquisitions effectuées par les juges Desset et Hullin, et qui voudraient faire, justement , la relation entre la gestion de ces rétrocommissions en 1995- 96 et l’attentat, elles paraissent hautement fantaisistes à notre témoin privilégié. « C’est Claude Thévenet, un ancien de la DST, qui les a rédigées, probablement avec l’aide d’un journaliste. Elles ne sauraient faire autorité dans cette affaire. » D’autant plus que Claude Thévenet, chiraquien notoire, est loin d’être neutre politiquement : « Il se répandant partout en déclarant qu’il avait payé toutes ses cotisations au RPR », raconte Menayas.
Au sein des Constructions navales, Gérard-Philippe Menayas était l’interface entre le patron de la DCNI, Dominique Castellan, et deux officines luxembourgeoises, Heine et Eurolux, chargées de distribuer la manne des commissions et rétrocommissions. À la manoeuvre, dans le grand-duché, se trouvait le discret et redoutable Jean-Marie Boivin, un garçon au mieux avec la classe politique locale. Le grand-duc, qu’il accompagnait à la chasse, ou l’ancien ministre de la Défense et de l’Intérieur, Michel Wolter, comptaient parmi ses proches.
Gérard-Philippe Menayas et Jean-Marie Boivin se connaissaient, naturellement. Les deux hommes, le haut fonctionnaire de la construction navale et le « répartiteur », se parlaient fréquemment, même lorsque Boivin cesse, en 2004, de travailler pour la DCNI. Menayas écoute attentivement les confidences du grand maître des commissions et les note scrupuleusement. D’abord sur des fiches, puis, après 2007, sur un cahier à spirales intitulé « Verbatim ». Bakchich s’est procuré quelques extraits des brûlants feuillets issus du fameux cahier, où sont mis en cause aussi bien Balladur et Sarkozy que Pasqua, Villepin ou Élisabeth Guigou. « À l’époque, Jean- Marie Boivin craignait de ne pas être dédommagé, il balançait beaucoup de choses, il se défoulait. »
Entendu successivement dans trois procédures, Gérard-Philippe Menayas se retrouve mis en examen par les juges Desset et Hullin. Puis il est cité comme témoin par Marc Trévidic, enfin comme « témoin assisté » par Renaud Van Ruymbeke : « Jamais, nous explique-t-il, les magistrats ne se sont intéressés au contenu de mon cahier où apparaissent pourtant un certain nombre de noms de politiques français. Le seul angle qui les intéressait était celui de possibles rétrocommissions dans le dossier Karachi. »
De 1991 à 2001, sous la gauche comme sous la droite, la DCNI a été présidée par Dominique Castellan, un patron au-dessus de tout soupçon. Là aussi, les souvenirs de Menayas sur le rôle de ce dernier dans la grande tuyauterie des commissions sont on ne peut plus clairs. « Ce haut fonctionnaire n’avait qu’une peur, celle de se faire engueuler par sa hiérarchie. C’est lui qui gérait les “frais commerciaux”, lui aussi qui rencontrait régulièrement un intermédiaire, Andrew Wang, qui a reçu 500 millions de dollars [373 millions d’euros environ, ndlr] en Suisse. Castellan était un homme honnête, qui appliquait les ordres, d’où qu’ils viennent. »
Hélas, le fidèle Castellan, lorsqu’il est entendu par les juges Hullin et Desset sur les contrats de barbouzerie passés par les sociétés Heine et Eurolux, qui agissaient sous son autorité, n’a plus la mémoire aussi fraîche que celle de Menayas. Depuis, l’ex-patron de la DCNI continue de faire le bien autour de lui, occupant sa préretraite à ATD Quart Monde.
Du nouveau pourrait survenir en matière de versements suspects dans une nouvelle enquête préliminaire récemment ouverte par le parquet de Paris concernant la vente de trois sous-marins à la Malaisie, début 2002. Une centaine de millions d’euros sont versés à des intermédiaires par une discrète filiale créée pour l’occasion, Armaris. Et les ordres sont donnés par la direction de Thales. À l’époque, le ministre de la Défense est le socialiste Alain Richard, au mieux avec le président de l’entreprise. À suivre… Le dossier Karachi devrait provoquer un sérieux examen de conscience des politiques français. On en est loin !
Balladur, Pasqua, Guigou… tous cités par Menayas
« Madame Elisabeth GUIGOU, député, n’a été concernée ni de près ni de loin par l’exécution de grands contrats de la DCN-Internationale (DCNI) dans des opérations de vente de frégates à Taiwan et de sous-marins au Pakistan auxquelles elle n’a, en tant que Ministre des Affaires Européennes, rien su, et n’a, a fortiori, en rien été associée. Elle n’a jamais tiré un quelconque bénéfice à titre direct comme à titre indirect de la conclusion comme de l’exécution de ces contrats, tant à titre personnel que dans le cadre des différents mandats qu’elle a exercés. L’allusion reprise d’un extrait de phrase supposée avoir figuré dans les cahiers d’un ancien directeur financier de la DCNI selon lequel « un des principaux bénéficiaires [. ..] serait Edouard Balladur. L’autre, Elisabeth Guigou, grâce à un système élaboré de prêts adossés » insinue que Madame Elisabeth GUIGOU aurait tiré bénéfice des contrats des frégates au moyen d’un montage financier. Cette insinuation ou allégation, ne reposant sur aucun fondement, porte atteinte à l’honneur et à la considération de Madame Elisabeth GUIGOU tant à titre personnel qu’à titre professionnel ».
L’Affaire Karachi est à la une de Bakchich Hebdo n°48 ! En vente en kiosques.