La société créée au Luxembourg « avec l’autorisation de Nicolas Sarkozy », comme l’a révélé un rapport de la police judiciaire, pour transférer des commissions discrètes sur les grands contrats d’armement, a servi au moins une fois dans l’affaire des frégates de Taiwan. Récit inédit.
Comme l’a révélé Bakchich vendredi 12 septembre, le ministre du Budget Nicolas Sarkozy et le directeur de cabinet d’Edouard Balladur ont, en 1994, autorisé la création d’une bien curieuse société au Luxembourg, destinée à acheminer de belles et discrètes commissions pour le compte de la Direction des constructions navales (DCN, devenue aujourd’hui DCNS), alors principal constructeur public de bateaux militaires, et sa branche chargée de l’export (DCNI). Étonnant, de la part d’un ministre, et encore plus d’un dircab à Matignon : autant les entreprises déclaraient à l’époque aux Impôts les commissions versées à l’étranger, autant elles ne sollicitaient pas les autorités politiques pour créer de discrètes structures dans les paradis fiscaux…
Cette coquille vide, dénommée Heine, a en effet servi jusqu’à la fin des années 1990, jusqu’au moment où l’adoption puis l’entrée en vigueur, en octobre 2000, de la convention de l’OCDE interdisant la corruption d’agents étrangers, a désorganisé ce système bien huilé.
En 1997, comme le révèlent les documents versés par DCNI aux Impôts, Heine a vu passer 6,74 millions d’euros de commissions, notamment à l’occasion du marché de patrouilleurs vendus au Koweït. Et d’autres docs figurant dans le dossier des juges parisiens Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, qui instruisent sur une série de barbouzeries réalisées pour DCNI, révèlent que Heine a vu passer, à la fin des années 1990, la somme de 13 millions d’euros (environ 83 millions de francs) liés à l’affaire des frégates. Les millions sont passés de DCNI à Heine, qui les a redirigés vers une société de l’île de Man, Formoyle. La banque de cette dernière structure, Royal Bank of Scotland, a émis un chèque de ce montant.
A qui est destinée cette somme rondelette ? A l’intermédiaire clé de l’affaire des frégates, Andrew Wang. Cet incontournable homme d’affaires pour qui veut faire du business avec Taiwan, a été le pivot de la vente à l’île nationaliste des bateaux fabriqués par DCN et Thales (alors Thomson-CSF), un boulot qui lui a rapporté des centaines de millions de dollars. Pour lui seul ? Pour graisser la patte à quelques hommes politiques taiwanais, voire français ? Mystère. Mais à l’heure de la convention de l’OCDE, les grandes entreprises craignent que les paiements faits aux intermédiaires leur soient reprochés. Toutes mettent un terme aux contrats les liant à ces agents souvent sulfureux…
Voilà pourquoi une « indemnité résolutoire » de « terminaison des accords » – est-il écrit dans des documents saisis par les flics – d’un montant de 13 millions d’euros (dont 3 millions versés par Thales) est ainsi proposée à Andrew Wang. En échange de quoi ce dernier s’engageait à rendre les originaux des contrats, ce qu’ont fait sa femme et son fils. Un haut cadre de DCNI (qui a affirmé à Bakchich, lundi 15 septembre, n’être « au courant de rien » et « ne pas savoir »), son assistante et un ex-cadre de Thales, Jean-Claude Desjeux, dont le rôle a longtemps consisté à faire le lien avec Andrew Wang, étaient chargés de gérer cette affaire délicate. Pour l’anecdote, le chèque, au lieu d’être remis à l’intermédiaire, avait été conservé et rejoint le coffre à l’UBS de Zurich d’un protagoniste de l’affaire. « Il ne voulait pas le rendre », relate un document saisi par les flics. Sauf peut-être en échange de quelques secrètes assurances…
Après Heine, une autre société, Eurolux, a été créée dans un objectif très clair, comme l’a raconté un ancien cadre maison aux flics de la DNIF (Division nationale des investigations financières) : « Après 2002, Eurolux a servi à contourner la mise en place de la convention OCDE de lutte contre la corruption ». Voilà qui est clair.
A côté des frégates de Taiwan, affaire dans laquelle le parquet de Paris réclame un non-lieu, c’est-à-dire son enterrement, le dossier instruit par les magistrats Desset et Hullin recèle quelques perles qui, si la justice cherchait à y mettre son nez, permettraient d’en savoir plus sur les grands contrats d’armement des années 1990. Sous-marins vendus au Pakistan et au Chili, entretien et rénovation des frégates exportées en Arabie saoudite, bateaux vendus au Koweït et en Malaisie, les filières de commissions distribuées par l’appareil d’État à l’occasion de la vente à l’étranger de ses navires militaires figurent au dossier… Bakchich a publié en juin dernier une série d’articles révélant la plupart des documents saisis par la police sur ces marchés internationaux.
Depuis des années, des rumeurs de financement occulte d’hommes politiques français et de leurs campagnes électorales agitent le monde judiciaire et la presse, permettant aux fantasmes et aux affaires les plus incongrues – telle celle des faux listings de Clearstream – de se développer.
La justice pourrait faire le lit de ces fantasmes. Mais encore une fois, elle recule. Dans l’affaire liée à DCNI, le parquet de Paris a strictement délimité l’enquête aux faits de barbouzeries payées par DCNI entre 2001 et 2004. Des broutilles. Prière d’investiguer ailleurs…
Lire ou relire sur Bakchich.info :
à quand une grande enquête de Bakchich sur les sociétés américaines, anglaises, israéliennes, russes, etc… et leurs sociétés écrans qui versent les commissions des dites sociétés ? voyez grand, ne vous cantonnez pas à l’hexagone ! d’autant que sur ce genre de marché la commission est bien souvent le premier argumentaire de la concurrence bien avant les caractéristiques techniques qui bien souvent se valent !
Bravo pour vos enquêtes, je suis un fervent lecteur et… abonné