A chacun son combat. Les 33 mineurs coincés dans la mine de San José devraient sortir mercredi. Et 34 autochtones mapuches ont terminé leur grève de la faim contre une loi antiterroriste et discriminante datant de Pinochet. Reportage.
Depuis quatre siècles, les Mapuches, ce peuple indien, autochtone, [1] n’a cessé de lutter pour préserver ses terres, en finir avec les discriminations, et obtenir une reconnaissance officielle de sa culture.
Au mois de juillet, 34 détenus mapuches avaient entamé une grève de la faim à Temuco, au sud du Chili, pour protester contre une loi antiterroriste dont ils sont victimes, instaurée au temps de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990), et toujours en vigueur.
A trois jours de la libération des 33 mineurs de San José, alors que le monde entier a les yeux rivés sur le Chili, Sebastian Pinera, le président chilien, ne pouvait pas laisser mourir les grévistes. Le président a donc fait de vagues promesses et, dimanche 10 octobre, les mapuches ont tous arrêté leur grève. Ce n’est qu’une trêve, disent certains mapuches. « Après la vague médiatique autour de la libération des 33 mineurs, la lutte reprendra », explique Jaime Mariqueo. C’est aussi une petite victoire, fruit d’un long combat, dont voici un épisode.
« Libérez Pedro, libérez-le ! Pedro, Pedro ! » Devant la prison de Temuco, dans le sud du Chili, on attend la sortie de Pedro, un des 34 grévistes de la faim.
Devant les barreaux de la prison jaunie, une quinzaine de personnes, vêtues de longues tuniques colorées, la tenue traditionnelle mapuche, discutent dans le froid. A la fin septembre, le printemps arrive au Chili. Mais à Temuco, l’air sent encore l’hiver. Pedro Cheuque est en préventive depuis 10 mois. Il est poursuivit pour l’incendie d’un bus, il n’a pas encore été jugé. Depuis 66 jours, il fait une grève de la faim, il ne boit que du thé et de l’eau.
Dehors, des hommes dressent des bambous, les cognent les uns aux autres. Puis ils s’approchent des barreaux de la prison, les frappent avec leurs bambous, en criant : « Marrichiweu ! » « C’est une démonstration de force et d’énergie du peuple mapuche, à travers ces plantes, qui nous ont servi de lances pendant longtemps », nous explique-t-on.
D’autres hommes font claquer leurs mains sur des tambours. La rumeur monte.
C’est Pedro qui sort. Faible mais debout, bras dessus bras dessous avec deux hommes qui le maintiennent. Pedro est un jeune homme. On lui donnerait trente ans. Il franchit la grille, une dizaine de journalistes se précipitent vers lui, femmes et hommes de sa communauté l’encadrent, chantent, crient de joie, et l’installent dans une camionnette. Qui démarre sans attendre. Pas le temps ni la force de parler.
Jaime Mariqueo ne fait pas partie de la même communauté que Pedro. Mais comme tous les jours depuis le début de la grève, il est venu soutenir ses « compagnons ».
Grand, les cheveux bruns et longs, attachés en queue de cheval, une plume est ficelée à son sac à dos. « La lutte Mapuche n’est pas seulement une lutte communautaire, c’est aussi un mouvement social ». 70 à 80 % des Mapuches vivent sous le seuil de pauvreté.
Dans la grande rue qui longe la prison, des centaines de mapuches défilent. Jaime nous fait signe de le suivre dans la marche.
Les manifestants chantent slogans sur slogans, et avancent, le pas rapide, au moins trois fois plus soutenu que dans les manifestations françaises : « Pinera, fasciste, voleur et terroriste ! » « Libérez le peuple mapuche ! Non à la loi antiterroriste ! Vive la résistance des Mapuches en grève de la faim ! » « Qu’est-ce qu’il fait Pinera ? Il torture, comme en dictature ! » « Aujourd’hui nous sommes cent, demain nous serons mille ! »
Sur le côté, une petite femme, un peu ridée, tend une longue feuille de craft : « Bicentenaire : deux siècles de racisme ». Il y a aussi la mère de Mathias, mort en 2009 des balles d’un policier, pour avoir occupé des terres. « Mathias, ta mort n’a pas été vaine. Aujourd’hui, dans tous les villages, les jeunes se lèvent ! ». De temps en temps, la marche s’arrête. Les hommes qui tiennent les bambous les cognent à nouveau les uns contre les autres. Et crient : « Marrichiweu ! » Sur la place du marché, par centaines, les passants se sont arrêtés. Ils regardent passer la marche, comme un spectacle, ils semblent séduits.
A la fin de la manifestation, on est reçu dans une enceinte où logent des étudiants mapuches. Il faut garder le silence, c’est là que se reposent deux grévistes de la faim, qui n’ont rien mangé depuis 66 jours. La scène est impressionnante. Deux jeunes hommes sont allongés sur des matelas posés à même le sol. Autour d’eux, les familles les regardent fixement, sombres. Ils sont visiblement très inquiets.
Le lendemain, Jaime nous invite à visiter sa communauté. Dans un vieux quatre quatre de location, on fonce sur une longue et sinueuse route de terre battue, au milieu d’une forêt. De parts et d’autres, il y a de petites maisons en bois, qui ressemblent à des cabanons temporaires. Devant certaines, des habitants ont planté des drapeaux chiliens, à l’occasion de la fête du bicentenaire. Pourtant, l’indépendance du Chili n’est pas un événement heureux pour les mapuches. Après l’indépendance, de 1880 à 1882 – durant la guerre dite de « pacification » –, des dizaines de milliers de mapuches ont été tués. Et ils ont perdu 95 % de leurs terres. Il leur reste aujourd’hui 150 000 hectares.
« Tous les mapuches ne sont pas acquis à la cause. Comme dans toute lutte, il y a des divisions », dit Jaime.
En son temps, Pinochet a joué de ces divisions, les a même encouragées, en faisant de certains mapuches de petits propriétaires.
Arrivés au bout d’un long chemin, on s’arrête. Un troupeau de chiens aboient. « C’est chez moi, soyez les bienvenus ! ». Devant une maisonnée en bois, la tante de Jaime, une femme d’une cinquantaine d’années, tient la main d’une jolie fillette. Un peu plus loin, un cochon brun renifle la terre. « Si j’avais pu prévoir votre venue, j’aurai fait cuire le cochon ! », lance Jaime en souriant. Surtout, il n’est pas sûr de pouvoir manger demain. Ses terres sont magnifiques mais ne donnent pas assez. Il y a des arbres, une prairie, et plus bas, une rivière qui passe. « C’est tout ça qu’on n’a pas envie de voir disparaître. Quand l’Etat autorise le rachat de nos terres, ce sont le plus souvent les multinationales qui s’en emparent. Et les multinationales préfèrent le profit à la nature ». Les multinationales et les latifundistes se partagent 2,5 millions d’hectares de pins et d’eucalyptus, droits comme des piquets. « C’est sans doute transgénique », dit Jaime.
A part les multinationales, les colons, espagnols, suisses, français, italiens et allemands ont racheté ou pris de force des terres aux mapuches. Comme la famille Urban, qui habite un village, à une cinquantaine de kilomètres de Temuco. A l’entrée de la grande propriété de René Urban, « la plus grande du village », des policiers vérifient nos identités. C’est à cause de la guerre incessante entre la communauté mapuche « Temucuicui » et la famille Urban. « Hier encore, raconte un flic, une maison a explosé dans le village, heureusement, il n’y avait personne à l’intérieur ». Puis on tombe sur René Urban. Il gare un de ses puissants tracteurs. D’entrée le septuagénaire est peu aimable. Il se méfie des journalistes, qui ont « souvent raconté des bêtises sur nous ». Mais rapidement, son visage se décrispe, et il nous fait entrer dans sa grande baraque sans étage. Toute la famille est là, sa femme, sa fille et son fils. Ca sent bon le poireau, quelqu’un fait la cuisine ? « Oui, on prépare les festivités, pour le bicentenaire, ce soir ».
Originaires de suisse, les Urban sont arrivés au Chili dans les années 1880, pendant la guerre « de pacification ». Mais « je ne connais pas la date exacte, parce qu’en 2001, ils [des mapuches] ont brûlé mes archives », tient à préciser René Urban. Et il raconte ses déboires avec « certains mapuches, mais ils ne sont pas tous comme ça ». « On m’a volé 98 vaches, il ne nous en reste plus que 54. On a subit 85 attentats ici. Notre famille est un bouc émissaire. Pourtant, nous, on est là depuis longtemps, on a été élevé avec eux, ma mère était institutrice dans le village. C’est ça le plus dur à vivre, c’est de voir les enfants avec lesquels on a grandi se retourner contre nous ». René Urban dit posséder 600 hectares de terres. Mais selon le leader de la communauté Temucuicui, ce n’est pas 600 mais 2500 hectares que possède Urban. Dont une bonne partie volée à sa communauté.
Pendant que René Urban parle, sa fille pianote sur son ordinateur. Au dessus de son bureau est accroché un grand portrait d’Augusto Pinochet. « Ma fille est fan ! » Intervient soudain la mère. La fille ricane, rougit. « Il a fait de bonnes choses pour nous, Pinochet. Au moins, quand il gérait le pays, il y avait de l’ordre ! », dit tranquillement la mère.
Avant de partir, on propose aux Urban une solution de pacification. Il suffirait de marier la fille Urban à un mapuche, mais oui, un beau mapuche ténébreux… et tout serait réglé, non ? « Ah oui, pourquoi pas ? », répond la gente dame soudain enthousiaste. « Surtout pas ! » répondra plus tard Juquen, le leader de la communauté Temucuicui. Pourquoi ? il sourit : « Elle est moche, la fille Urban ! »
Juquen ajoute : « En fait, je n’ai pas très envie d’en rire. A cause de René Urban et de sa famille, mon camarade et moi nous sommes retrouvés en prison. Nous y sommes restés des années, puis nous avons été blanchis des accusations qui pesaient contre nous. Tout ça simplement sur dénonciation "anonyme" de monsieur Urban, qui nous accusait d’incendies terroristes ». Le petit frère de Juquen, Felipe, est un des 34 grévistes de la faim. Ce matin, il a été transféré à l’hôpital de Victoria en urgence, mais refuse toujours de se nourrir. Felipe est incarcéré depuis le 15 octobre 2009 pour vol, homicide, tentative de vol, et incendies. Mais ces accusations n’ont toujours pas été vérifiées.
De retour à Temuco, on ramène la voiture de location à son propriétaire. Avant de nous dire au revoir, Jaime regarde la lune, brillante, pleine, exactement ronde. « Tu sais ce que c’est ? ». Non… « Un satellite mapuche ».
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[1] Les Mapuches sont environ 800 000 au Chili (sur 16 millions d’habitants), plus environ 200 000 en Argentine