En enquêtant sur les avoirs de Benazir Bhutto et de son mari Asif Ali Zardari, la justice suisse avait croisé deux intermédiaires. Ces mêmes personnes apparaissent dans la vente, par la France, de sous-marins au Pakistan.
La Suisse s’est longtemps intéressée à Benazir Bhutto et à son mari Asif Ali Zardari, mais pas pour les mêmes motifs que la France. Il ne s’agit pas de vente de sous-marins (la Confédération n’en construit pas) mais d’un contrat conclu en 1994 entre la SGS, le leader mondial de l’inspection, la Cotecna - deux entreprises genevoises - et l’État pakistanais. A cette occasion, le couple aurait perçu 12 millions de dollars.
L’affaire éclate en 1997, lorsque Islamabad adresse une demande d’entraide judiciaire à Genève. Benazir Bhutto vient d’être chassée du pouvoir, et son mari condamné aux travaux forcés pour corruption. La justice suisse mène de fructueuses investigations, bloque des comptes, riches de 60 millions de dollars, et reconnaît Benazir Bhutto et Asif Ali Zardari coupables de blanchiment aggravé. Toutefois, la vie politique fort mouvementée du Pakistan pousse Daniel Zappelli, le procureur général de Genève, a classer la procédure en 2008. Prenant prétexte que Benazir Bhutto est morte tragiquement dans un attentat, et que son mari est devenu président du Pakistan.
Pendant onze ans, les trois juges d’instruction suisses qui se sont succédé, Daniel Devaud, Christine Junod et Vincent Fournier, ont accumulé une impressionnante documentation bancaire, qui ne concerne pas seulement le contrat passé avec la SGS et la Cotecna. On y parle aussi de tracteurs achetés à la Pologne et… de sous-marins vendus par la France. « Asif Ali Zardari était appelé Monsieur 10 %. Il touchait sur tous les contrats et passait souvent par les mêmes intermédiaires, comme Amir Lodhi et Abdul Rahman El-Assir. La longue enquête suisse est de nature à éclairer la justice française sur l’existence éventuelle de rétrocommissions », raconte un proche du palais de justice de Genève.
Me Dominique Henchoz a longtemps été l’avocate suisse du Pakistan, lorsque ce pays traquait Asif Ali Zardari. Celui-ci étant devenu chef de l’Etat, elle ne souhaite pas s’exprimer. Toutefois, la situation à Islamabad pourrait encore évoluer. La Cour suprême n’a-t-elle pas annulé le décret de 2007 amnistiant Asif Ali Zardari, à l’occasion d’une ordonnance de réconciliation nationale ?
La version suisse du dossier pakistanais pèse une bonne centaine de classeurs. Dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire, le juge anti-terroriste français Marc Trévidic, en charge de l’affaire des sous-marins vendus au Pakistan, a demandé en mai dernier au palais de justice de Genève la transmission de documents de l’affaire Bhutto-Zardari susceptibles de l’« éclairer ». Pour l’instant, les documents n’ont pas encore franchi la frontière. Peut-on imaginer que des sociétés ou des personnes ont recouru contre la transmission des pièces réclamées par le magistrat français ? À cette simple question, le bureau des juges d’instruction à Genève n’a pas souhaité nous répondre. « Désolé, c’est trop chaud », nous a simplement soufflé un magistrat.
Trop chaud pour qui ? En Suisse, les recours permettent de bloquer l’entraide judiciaire pendant au moins trois ans. Par ailleurs, l’enquête menée en France a permis de révéler que Nicolas Bazire, le directeur de cabinet d’Edouard Balladur, et Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget, valident en novembre 1994 la création d’une société-écran, baptisée Heine, au Luxembourg, où transitent 33 millions d’euros de commissions. L’argent prend ensuite le chemin de l’île de Man, avant d’être viré sur le compte d’un intermédiaire au Liechtenstein. « La justice de la principauté aurait dû investiguer afin de connaître le bénéficiaire final. Apparemment, il ne l’a pas fait », constate un proche du dossier au palais de justice de Genève.