En jouant la carte du patriotisme économique dans la commande de TGV par Eurostar, Borloo a remué le couple Alstom-SNCF, candidat à un gros contrat en Arabie Saoudite et rallumé les tensions avec l’Allemagne. Pas mal pour un premier ministrable…
Qu’est-ce qu’un premier ministrable ne ferait pas pour l’être encore plus ! Avec « le psychodrame Eurostar », selon l’expression utilisée par le député UMP Hervé Mariton devant la presse, le ministre de l’Ecologie Jean-Louis Borloo a en tout cas sorti l’artillerie lourde pour s’afficher comme le sauveteur de l’industrie ferroviaire nationale.
Il y a dix jours, dans un communiqué comminatoire qui révèle un sang-froid à toute épreuve, le ministre d’Etat – qui a fait cosigner Dominique Bussereau, son sous-ministre de tutelle - a carrément agité la « responsabilité pénale » qui pend au nez d’Eurostar, filiale à 55% de la SNCF. Bigre ! Un ministre qui menace de traîner au pénal une entreprise publique dont il a la tutelle, c’est nouveau.
Ou plutôt ça fleure bon 14-18. Il est vrai que le crime commis par Eurostar a tout d’une tentative de trahison nationale au profit des intérêts germaniques.
Le 7 octobre, la compagnie ferroviaire qui exploite des trains entre Londres et le continent a en effet annoncé son intention de commander 600 millions d’euros de nouveaux trains à grande vitesse à l’allemand Siemens. Et non au champion national, Alstom, son traditionnel fournisseur de TGV et boîte chouchou de Sarkozy. Merkel a dû apprécier cet accès de protectionnisme bien senti.
Pour ne pas mettre en avant la raison nationale dans leur communiqué où ils clament « leur stupéfaction », Borloo et Bussereau, les Dupond-Dupont du ministère chargé des transports, ont bâti un argumentaire technique aussi solide qu’un château de carte.
En somme, Eurostar ne peut pas commander de train à Siemens car dans le tunnel sous la Manche, les règles de sécurité ne sont pas établies pour accueillir un train « à motorisation répartie »( comme sur un métro, les moteurs sont placés sous la rame et non pas dans une locomotive), comme celui de Siemens. Et de rappeler « les trois incendies déclarés » qui ont déjà eu lieu dans le tunnel sous la Manche. A chaque fois, des navettes porte camion en étaient l’origine, mais peu importe. L’essentiel, c’est d’avoir fait se poiler beaucoup de monde.
Le plus drôle en effet c’est que les Echos sont tombés sur un document interne de la Commission intergouvernementale qui régit les règles du tunnel. Le texte indique qu’« une consultation en cours semble aller dans le sens de l’acceptation des trains dont la motorisation est répartie ».
En tous cas, la conséquence implicite du brillant tir de barrage ministériel est encore plus farcesque : selon le gouvernement, Alstom n’était pas plus en droit que Siemens de vendre son TGV à la compagnie ferroviaire. Car c’est bien avec ce modèle également à motorisation répartie que le Français a concouru.
Les coulisses de la procédure sont, elles aussi, cocasses. « Les discussions avec les industriels ont commencé en 2009 et Alstom a poussé pour que l’appel d’offre impose ce type de motorisation » explique un bon observateur du dossier.
Comme quoi, c’est magnifique la façon dont les ministres de tutelle suivent bien leurs dossiers ! « Borloo qui pense à Matignon n’a pas maîtrisé grand chose dans l’histoire » se gausse un acteur privé à cheval entre la France et l’Angleterre. En fait, le premier ministrable s’est réveillé un peu tard, comme l’a montré Challenges. La veille de l’annonce, son cabinet a enjoint au patron d’Eurostar de faire machine arrière toute.
Le fond de l’histoire n’est pas très glorieux pour Alstom qui s’est tout simplement fait coiffer à la régulière et n’arrive pas à fourguer son train ailleurs qu’en Italie. Siemens a tout simplement fait une offre jugée « plus intéressante » selon des observateurs. Bref pour une fois qu’une filiale de la SNCF ne jette pas l’argent par les fenêtres et choisit au mieux de ses intérêts… Qui ne sont pas ceux d’Alstom.
Heureusement, l’Etat a été sensible aux pleurs de Patrick Kron, grand patron d’Alstom et ami de Sarko. Début octobre, juste avant la décision d’Eurostar, il agitait la menace d’avoir à virer 4000 salariés dans sa branche centrales thermiques. Sous-entendu, il ne faudrait pas qu’Alstom se mette aussi à devoir licencier dans ses usines ferroviaires, installées à Valenciennes, chez un certain Borloo.
Pas très beau joueur, et chauffé à blanc par le ministre, Kron s’est lâché le 11 octobre dans le Figaro. Celui qui en 2008 a empoché 3 millions de plus-values sur ses stocks-options a jugé « incompréhensible » le choix d’Eurostar, glosé sur la motorisation répartie, et posé les vraies questions : « Pourquoi confondre sécurité et protectionnisme ? » Et de faire savoir qu’il examine « bien entendu les aspects légaux ». Une bisbille judiciaire entre Alstom et la SNCF ? Le constructeur, pour faire annuler l’appel d’offre a même remué la commission européenne qui a botté en touche.
« C’est une vraie cagade médiatique dont personne ne sort grandi » se lamentait la semaine passée un ponte de l’industrie ferroviaire.
D’autant que vu d’Arabie Saoudite, le « psychodrame Eurostar » a de quoi faire désordre. La SNCF et Alstom figurent en effet ensemble dans la toute dernière ligne droite pour tenter de décrocher le méga contrat du TGV La Mecque-Medine, à 4 milliards d’euros, dans lequel Claude Guéant s’implique à fond.
Évidemment, ce pataquès franco-français n’est pas très bon pour les « intérêts de l’industrie ferroviaire française à l’international », comme le souligne un dignitaire du rail. On ne va tout de même pas rejouer le scénario de l’EPR, contrat perdu aux Emirats pour cause de tensions entre industriels tricolores !
Après avoir allumé l’incendie, Borloo a courageusement botté en touche. Le mémorable communiqué qu’il a signé le 7 octobre a opportunément été escamoté du site internet de son ministère. Mais Bakchich l’a sauvegardé pour la joie de ses lecteurs (cliquez sur l’image pour lire le document)
Depuis, il laisse Bubusse, son sous-ministre en partance au prochain remaniement se coltiner le dossier, lequel Bussereau a déclaré la décision d’Eurostar « nulle et non avenue ». Lundi, Christian Estrosi ministre de l’Industrie et chantre du « acheter français » a parfait la farce, demandant à Eurostar de « relancer l’appel d’offre ». « Et si c’était l’industriel français qui aujourd’hui nous parait avoir un matériel plus conforme aux exigences de sécurité qui l’emportait, personnellement, ça ne me ferait pas de peine » a-t-il déclaré sur RTL. Au moins c’est clair. Rompez ! Guillaume Pepy, le patron de la SNCF, qu’on n’entend pas beaucoup, n’a plus qu’à obtempérer.
Reste que depuis le début, Eurostar a indique que la passation définitive de la commande était conditionnée à l’évolution des règles de sécurité dans le tunnel.
En tous cas, on espère que Borloo le patriote n’a pas raté le train de Matignon.
Il risque d’y avoir une ambiance du tonnerre mercredi à l’ambassade d’Allemagne à Paris. En fin de journée, le ministre des transports allemand, Peter Ramsauer doit accrocher à la veste de Bussereau, le secrétaire d’Etat aux transports la Croix de commandeur de l’ordre du mérite de la république fédérale d’Allemagne. Une remise de hochet évidemment prévue avant que Bubusse et Borloo ne creusent une tranchée contre la commande de Siemens. Le plus ironique c’est que depuis des mois, Bubusse essaie de calmer les Allemands qui accusent les Français de verrouiller leur marché et la SNCF d’être un peu trop ambitieuse Outre-Rhin.
Cet été, « un groupe de haut niveau franco-allemand sur le ferroviaire » a été mis sur pied. Le but : faire converger les deux pays, faciliter les homologations de trains, rapprocher Siemens et Alstom etc. « On nous a fait signer une sorte de pacte de non agression franco-germanique racontent plusieurs participants. Pas de déclaration agressive d’ici la fin de l’année ». Très réussi avec la sortie de Borloo et Bubusse. Pourvu que les Allemands laissent leur casque à pointe au vestiaire de l’ambassade.
Cette affaire est une gigantesque farce.
Que Siemens gagne ce contrat est en fait une excellente nouvelle …pour le ferroviaire français :
⇒ pour un petit contrat pas méchant nous allons pouvoir entrer dans l’immense marché allemand au nom d’une libre concurrence retrouvée.
⇒ il faudrait être particulièrement pessimiste pour croire que notre technologie qui compte 30 ans de très haute vitesse sans aucun accident, n’a pas ses chances sur l’immense marché allemand.
⇒ en revanche, si nos décideurs du commerce extérieur avaient un peu plus de sang froid ils auraient été bien inspirés de ne pas nous faire passer pour des mauvais joueurs auprès de Berlin.
⇒ la "sphère d’influence" allemande c’est aussi l’immense marché ferroviaire de l’Europe de l’Est et le corridor vers la Russie. Il y a du travail pour tout le monde, à condition que des règles normales de passation de marché soient appliquées.
⇒ combien de c….. vont encore faire les équipes commerciales de Géant avant qu’on mette des gens sérieux à ces postes ? Ce type nous a tout de même planté le Rafale au Brésil, Koweit, Suisse, Emirats arabes, Libye, le nucléaire aux Emirats arabes et aux USA, on ne vend plus rien en Arabie saoudite (armement et ferroviaire)… Avant d’être une affaire de gros sous, tous ces marchés représentent des files d’attente supplémentaires à Pole Emploi !