Thales, le géant français de l’électronique civil et militaire, l’a très mauvaise. Comme « Bakchich » le révèle, Jean-Claude Marin, le procureur de la République de Paris, s’apprête en effet à réclamer un non-lieu général dans le fameux dossier des frégates de Taïwan. Une décision qui risque de réduire l’affaire à néant et surtout, à cause d’un arbitrage ancien, de lui coûter plusieurs dizaines de millions d’euros. Le groupe industriel se prépare à se battre pour ne pas avoir à régler la facture…
L’un des derniers épisodes de l’une des grandes affaires industrielle et judiciaire des années 1990 se joue cet été dans les bureaux feutrés du Palais de justice de Paris. Il faut néanmoins faire un peu d’histoire pour comprendre les faits.
À la base de ce dossier, on trouve la vente en 1991 par la France à Taïwan de six frégates militaires furtives pour 2,5 milliards d’euros et deux futures vedettes du scandale Elf, Alfred Sirven et Christine Deviers-Joncour, la « putain de la République ». L’homme de l’ombre du groupe pétrolier et la maîtresse de Roland Dumas avaient créé une société écran en Suisse (Frontier Ag), détenue pour la vitrine par un homme de paille chinois. Cette coquille vide avait signé un contrat de consultant avec Thales (alors Thomson-CSF) pour 24,4 millions d’euros. Selon la version officielle, il s’agissait de tenter d’influencer – c’est-à-dire leur graisser la patte – les autorités de Pékin, qui refusaient que la France vende des matériels militaires à Taïwan. En vérité, selon l’enquête menée depuis, pour « aider » Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères et réfractaire à l’idée de chagriner les Chinois, à changer d’avis. Dans le contrat signé, évidemment, rien de tout cela n’était écrit…
Pour des raisons pas vraiment éclaircies, même des années plus tard, Thales a emporté le marché des frégates à Taïwan, mais a refusé de payer la société masquant Sirven et Deviers-Joncour. Comme dans l’affaire Tapie, où un arbitrage vient de trancher son litige avec le CDR en lui accordant plusieurs centaines de millions d’euros, un tribunal arbitral (composé notamment de Jean-Denis Bredin, qui s’est fait remarquer dans l’arbitrage Tapie) est alors convoqué pour trancher le conflit entre Thales et la petite société Frontier AG. Le groupe industriel fut condamné et, pour éviter d’être forcé à régler son dû à cette coquille, déposa plainte au pénal pour « tentative d’escroquerie au jugement ». Initiant ainsi le grand déballage judiciaire sur le scandale des frégates. On est en 1997…
La thèse de Thales tient alors dans sa plainte : le tribunal arbitral, qui l’a condamnée à payer 24,4 millions d’euros (sans les intérêts…), a été trompé de manière concertée par les demi-vérités des amis d’Alfred Sirven, tous venus la bouche en cœur raconter quelques fariboles sur le prétendu rôle qu’ils auraient joué auprès des autorités chinoises pour « promouvoir » les frégates françaises. Instruit au démarrage par les juges Eva Joly et Laurence Vichnievsky, le dossier fut repris au final par Renaud Van Ruymbeke. Les vieilles gloires de l’affaire Elf y ont été mises en examen pour « tentative d’escroquerie » et/ou « complicité de tentative d’escroquerie » : Alfred Sirven, grand ordonnateur de l’affaire, Loïk Le Floch-Prigent, ex-patron d’Elf, Christine Deviers-Joncour, Gilbert Miara, bon ami de cette dernière, vendeur de meubles de son état, Edmond Kwan, le Chinois de Hong Kong qui avait servi de vitrine à la manip, toujours en fuite depuis qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre lui, et un autre homme d’affaires.
La vente des frégates a longtemps fait fantasmer enquêteurs de tout poil, journalistes et juges à la recherche de formidables rétro-commissions qui auraient arrosé la classe politique française à l’occasion de ce contrat. Les comptes de l’intermédiaire à Taïwan ont été découverts en 2001 mais après les avoir étudiés de fond en comble, il a bien fallu se rendre à l’évidence : si elles ont probablement existé, les traces de ces fameuses rétro-com’ n’ont jamais été retrouvées par la justice.
Bref, dans le dossier ne restent qu’une poignée de clampins qui ont tenté de se greffer sur le faramineux marché pour en tirer des subsides sonnants et trébuchants. Le juge d’instruction a terminé son enquête et transmis le dossier au parquet, à charge pour lui d’adopter une position juridique avant le bouclage définitif de l’affaire. Depuis quelques semaines, Jean-Claude Marin, le procureur de la République de Paris, a donc sur son bureau un projet de réquisitoire qu’il n’a pas encore signé. Et pour cause : le document réclame un non-lieu général pour les personnes poursuivies, ce qui anéantit toute l’affaire. Dix ans d’instruction qui risquent de s’envoler en fumée si le juge suit cette position. Ce qu’il n’est pas obligé de faire. Le juge Van Ruymbeke seul décide de renvoyer les personnes poursuivies devant le tribunal pour y être jugées, ou de prononcer le non-lieu. Mais la position du parquet pèse d’un poids évident dans le suivi d’un dossier judiciaire, et ce jusqu’à son aboutissement.
Argument développé par le substitut qui a rédigé le projet de réquisitoire : la « tentative d’escroquerie au jugement » au préjudice de Thales ne tiendrait pas car, selon le magistrat, les explications de Thales elle-même devant les arbitres n’auraient pas été blanc-bleues… Notamment, les témoins convoqués, notamment parmi les hauts cadres de Thales, qui tous ou presque jouaient des jeux d’intérêts différents et complexes, auraient passé sous silence devant les arbitres le véritable rôle de Christine Deviers-Joncour. Pour résumer, comme la victime Thales n’a pas tout dit, il n’y a pas de tentative d’escroquerie à son encontre qui puisse tenir. La cour d’appel de Paris et la Cour de cassation ont pourtant, à plusieurs reprises, noté cette tentative d’escroquerie dans plusieurs de leurs décisions.
L’enquête, au lieu de s’axer sur une « tentative d’escroquerie », aurait connu meilleure fortune, selon différents observateurs, si elle s’était déroulée sur le terrain du « trafic d’influence ». La justice aurait ainsi montré comment la maîtresse du ministre de l’époque a œuvré pour que son ami Roland change sa position vis-à-vis de la Chine. Ce qui est finalement arrivé : après avoir empêché que Thales vende ses bateaux à Taïwan, Roland Dumas a fini par délivrer le feu vert tant attendu. Lors des plaidoiries devant les arbitres, les avocats de Thales évoquaient déjà entre les lignes la vraie nature de l’affaire. Non, ce n’était pas auprès des Chinois qu’il fallait œuvrer pour pouvoir vendre les frégates à l’île nationaliste. C’était à Paris que tout se jouait (lire encadré ci-dessous), et notamment au cours de nombreux rendez-vous entre Alfred Sirven et Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères…
À relire la retranscription de la plaidoirie des avocats du groupe industriel, le 22 novembre 1995 devant les arbitres, dans une salle de conférences de La Défense, pointe une autre explication que la vérité officielle selon laquelle Sirven et Deviers-Joncour auraient joué un rôle en Chine populaire pour favoriser la vente des frégates françaises à Taiwan.
Extraits : « Le seul acte ou la seule décision qui soit intervenue pour contrarier finalement la vente de ces frégates est du fait des autorités publiques françaises. Cette décision émanait de la CIEMG [La commission interministérielle qui donne un feu vert à l’exportation des armes françaises], qui a effectivement opposé son veto à la fourniture de frégates par Thomson-CSF à Taiwan, après que le marché a été conclu. Que s’agissait-il de lever, dans l’esprit comme dans le fond des explications des sociétés demanderesses [la coquille masquant Sirven] ? Non pas un prétendu blocage du gouvernement de Pékin ; il ne pouvait y avoir de blocage, il n’y avait aucun moyen d’emprise, aucune autorité du gouvernement de Pékin sur une entreprise publique française (…) L’acte favorable attendu ne pouvait être qu’une décision de l’autorité publique française ». Comme quoi il fallait bien influer auprès de Paris, plus qu’à Pékin.
Et encore : « J’ai retenu que M. Sirven effectuait de nombreuses visites à l’ancien ministre des Affaires étrangères M. Dumas, chaque mois ou plus fréquemment, et à chaque visite il parlait fréquemment, parmi d’autres, de ce problème de la livraison de frégates à Taiwan par Thomson-CSF ». (…) « Gilbert Miara [le vendeur de meubles ami de Christine Deviers-Joncour et de Dumas, poursuivi par la justice] s’était présenté comme l’interface avec le ministère des Affaires étrangères ». Et non pas comme intermédiaire avec Pékin…
« La difficulté existait, elle était à Paris. Il s’agissait de connaître la décision ultime des autorités gouvernementales et administratives françaises ».
Pour finir : « Ce dossier présente un caractère très obscur ». On ne saurait mieux dire !
Mais voilà, selon le code de procédure pénale, le trafic d’influence est déjà prescrit. Pour la justice, l’enjeu reste donc de résoudre cet embrouillamini juridique afin de sortir la tête haute de cette affaire. À la clé, néanmoins, une belle tirelire de 24,4 millions d’euros à récupérer, sans compter les intérêts. Car, si l’affaire finit par s’effondrer, la plainte de Thales tombe aussi, et la sentence du tribunal arbitral condamnant le groupe d’électronique devra être appliquée. Thales devrait donc théoriquement aligner les millions. C’est la 1ère chambre civile de la cour d’appel de Paris qui devra prendre la décision de faire appliquer la sentence arbitrale.
Qui en seraient les heureux bénéficiaires ? La moitié irait à l’homme d’affaires vendeur de meubles Gilbert Miara, qui a repris la part de Deviers-Joncour. Et la seconde part, destinée à Sirven, devrait enrichir une série de sociétés nichées dans des paradis fiscaux. À qui appartiennent aujourd’hui ces coquilles irlandaises et panaméennes ? Mystère. L’ancienne éminence grise d’Elf n’est plus de ce monde. Ses deux filles seront peut-être les heureuses bénéficiaires de l’argent de Thales. Mais le groupe électronicien pourrait engager de nouvelles procédures, telle une plainte pour recel de trafic d’influence, s’il se trouvait en situation de devoir payer les fameux 24,4 millions d’euros.
Lire et relire sur Bakchich :
Il est important de rappeler que Mme Dati répond aux préoccupations des Français concernant la Justice, et de bien faire comprendre aux Français que la Justice s’est modernisée depuis un an » Laurence Lasserre, conseillère presse et communication de Rachida Dati.
Un gouvernement de fantoches !!! et un président de l’UMP remerciant ceux qu’ils l’ont aidé à devenir, ce qu’il est !
La délinquance en col blanc a de beaux de jours devant elle , entre voyous, ils se comprennent !