« Bakchich » a pu se procurer des documents confidentiels sur le fonctionnement de la Direction des constructions navales (DCN), montrant notamment le rôle clé joué par l’intermédiaire Ziad Takiedine, à l’époque où Edouard Balladur était Premier ministre. Les deux juges du pôle financier, saisis fin février, n’enquêtent guère sur ces dossiers. Hier mercredi, ces magistrats ont mis en examen un ancien membre de la DST pour des faits secondaires d’intelligence économique. « Bakchich » va plus loin et décortique les filières de la Direction des Constructions Navales et de Thalès qui ont permis de distribuer de jolies commissions sur les grands marchés militaires français. Ventes de frégates, sous-marins, torpilleurs et autres bateaux : d’énormes marchés, dont nous racontons les coulisses depuis hier en six épisodes, ont donné lieu à une sacrée évaporation d’argent.
Le premier grand marché sur lequel intervient la Direction des Constructions Navales au début des années 90 est le fameux contrat des frégates vendues à Taiwan. Petit rappel des faits. En 1991, un consortium mené par Thales (alors Thomson-CSF), au nom de la Direction des constructions navales et d’autres industriels français, signe avec l’île nationaliste la construction de six frégates de combat. Un marché faramineux qui assure des millions d’heures de travail aux employés de Lorient, la ville marine dotée d’imposants chantiers depuis qu’en 1770 l’Arsenal royal y a été implanté. Pour les fameuses frégates, Thales opère au nom des Français pour une raison simple : la Direction des Constructions Navales (DCN), alors établissement public, ne peut pas négocier directement avec le gouvernement taiwanais que la communauté internationale ne reconnaît pas. Thales assure donc la façade et le groupe d’électronique de défense refacture ensuite à DCN à hauteur de 70%, via Sofrantem, une structure mise à disposition exclusive du Ministère de la Défense pour soutenir et gérer les exportations de ses arsenaux sur le plan financier. Une belle usine à gaz.
Dès septembre 1991, les commissions prévues sur les frégates s’élèvent à 20,085% du total. Oh, l’horrible mot de « commissions » n’apparaît pas dans les documents et courriers relatifs à cet énorme contrat de 2,5 milliards d’euros. On évoque seulement de vagues « frais commerciaux », des sommes qui, encore à l’époque, étaient déclarées aux Douanes, comme le précise le document retrouvé par Bakchich (lire ci-dessous).
Certes, dans le contrat de vente des bateaux, un article 18 stipule, noir sur blanc, qu’aucune commission ne sera versée à l’occasion de la transaction. Précaution de jésuite quand on connaît les dessous des grands marchés internationaux… Un alinéa du contrat laisse d’ailleurs une porte ouverte à la distribution de ces commissions, expliquant que si d’éventuels intermédiaires devaient intervenir dans la négociation du marché, les parties devraient en être averties. Un arbitrage, toujours en cours, oppose sur ce point précis depuis des années Thales à Taiwan.
En 1993, le contrat est chamboulé. Au lieu que des morceaux de coques soient vendues à Taiwan et assemblées sur place par les chantiers chinois, il est décidé que les bateaux seront complètement montés en France. « La part industrielle qui revenait aux Chinois a été transférée aux Français, ce qui explique le coût supplémentaire pour Taipeh », relate un industriel. Pour Taiwan, la facture s’alourdit quand même de 180 millions d’euros.
L’un des hommes clé des négos commerciales de DCNI, Jean-Marie Boivin, entre en scène en 1994. C’est l’homme de la tuyauterie financière à l’étranger, qui gère de discrètes sociétés étrangères. Bakchich tirera demain le portrait de ce fort aimable personnage mais, pour contourner le terrible suspense susceptible de saisir le lecteur, raconte une scène inédite – ubuesque même. Un jour de la fin des années 1990 se réunit en Suisse une sympathique assemblée : Boivin et d’autres cadres de DCNI, quelques représentants de Thales, ainsi que des membres de la famille d’Andrew Wang, l’intermédiaire mystérieux et obligé entre la France et Taiwan dont, on l’a appris plus tard, les 46 comptes bancaires ont reçu la faramineuse somme de 920 millions de dollars, dont 520 provenant de Thales.
L’objet du rendez-vous est d’échanger un chèque de 12,6 millions d’euros contre des documents originaux détenus par l’intermédiaire, une sorte de solde de tout compte accordé à Wang en échange de sa discrétion. On remercie là des années de bons et loyaux services. Depuis, Boivin a conservé en lieu sûr, dans un coffre à Zurich, une poignée de documents authentiques fort utiles en cas de coup dur. Une sorte d’assurance-vie… L’intéressé, contacté au téléphone et par courrier, n’a pas souhaité répondre à la demande d’entretien formulée par Bakchich. Du côté de Thales, on assure ne pas garder de souvenir d’une telle rencontre au sommet. Vraiment ?
Après les frégates, les sous-marins. Les réseaux d’intermédiaires de DCNI vont se déployer à nouveau, cette fois-ci pour la vente de trois sous-marins d’attaque à propulsion classique Agosta 90 B, commandés par le Pakistan le 21 septembre 1994. Ce marché, d’un montant de 840 millions d’euros, a été conclu sous l’égide de François Léotard, le ministre de la Défense d’Edouard Balladur. Quelques mois avant l’élection présidentielle de 1995, qui voit Balladur se préparer à mener bataille contre Chirac et Jospin, le gouvernement tente d’accumuler la signature de grands marchés. Divers « consultants » ont été rémunérés par les Français pour amadouer les généraux pakistanais, mais la palme revient à un acteur de l’ombre des ventes d’armes : Ziad Takieddine, dont Bakchich a parfois évoqué la vie trépidante… ou pas. Associé à un Libanais qui fréquente le mari de Bénazir Bhutto et à un Saoudien proche du roi Fahd, Ali Bin Mussalam, il s’entremet dans l’opération pakistanaise.
A l’été 1994, deux mois avant que Léotard paraphe en grande pompe la vente des sous-marins à Islamabad, DCNI, par la main de son vice-président Emmanuel Aris, signe donc un contrat de consultant à Takieddine, via sa société panaméenne Mercor Finance. Comme le révèle le document ci-dessous, l’heureux homme se voit promettre 4% de la valeur du contrat. Soit près de 33 millions d’euros.
On fait promettre à l’impétrant qu’il ne peut transférer tout ou partie de sa rémunération en France, à des Français ou à des sociétés françaises : c’est mieux quand c’est dit… Bin Mussalam, reçu à Matignon et à de multiples reprises par les conseillers de Léotard, œuvre main dans la main avec les équipes balladuriennes.
Mais rapidement, au Pakistan, des amiraux et officiers de marine pakistanais se voient accusés d’avoir touché des pots-de-vin. L’opposition à Benazir Bhutto monte au créneau contre le frère du premier ministre, Murtaza Bhutto, son son mari et l’état-major. Un haut gradé est démis de ses fonctions en 1997. « Dès sa signature, ce contrat pakistanais a été entouré de soupçon de corruption, écrit L’Express en mai 2002. Il a ensuite connu, selon un rapport de la Cour des comptes, daté d’octobre 2001, de “considérables difficultés” : manque de volontaires à l’expatriation, utilisation d’assistance technique illégale, problèmes financiers divers. La Cour estimait la perte à 20% du montant du contrat, voire à 40% “en cas d’échec du transfert de technologie prévu” ». L’associé de Takieddine voit ses comptes suisses bloqués. On le verra demain, dans l’épisode suivant de notre saga, les choses ne se sont pas non plus bien terminées pour Ziad…
Mais la présidentielle approche, et les contrats se signent de plus belle à la pelle. Après le Pakistan, l’Arabie envoûte le gouvernement Balladur. Les Saoudiens ont acheté une première série de frégates en 1980 (c’est le programme Sawari I estimé à 2,3 milliards d’euros), ils resignent en 1994 pour de nouvelles frégates, deux fois plus grosses cette fois-ci. C’est le fameux contrat Sawari II, pour 2,9 milliards d’euros. Comme traditionnellement avec le royaume d’Arabie, les contrats d’armement sont signés d’État à État. Les industriels, eux, n’interviennent pas. Une société réunissant l’Etat et les fabricants, la Sofresa, gère le contrat et les à-côtés. Un contrat de consultant par la Sofresa est ainsi signé avec Ali Bin Mussalam.
Ce dernier, qui se dit Sheikh, doit percevoir 340 millions d’euros sur 10 ans. Léotard conclut l’opération Sawari II avec son homologue saoudien, le prince Sultan en novembre 1994. Quant à Bin Mussalam, il n’a pas, lui non plus, touché l’intégralité de la manne promise, en dépit du « balourd » appliqué au contrat. Le « balourd » ? Juste un terme financier, rien d’autre signifiant qu’on décide un versement anticipé - et non-progressif - du solde d’une somme déterminée, un peu comme le baluchon que dès le départ du navire les marins envoient par dessus la guimbarde du bateau sur lequel ils embarquent. En l’espèce, un « balourd » avait été décidé pour le versement des commissions.
A côté de ces « contrats mammouth » dont une partie des sommes a tendance à s’évaporer par dizaines de millions d’euros, il y a les petits marchés qui, eux aussi, donnent lieu à arrangements. Si DCNI n’a pas été utilisée pour le marché Sawari II, elle intervient pour le contrat « Mouette », la révision de bateaux Sawari I et de deux pétroliers-ravitailleurs (470 millions d’euros, signé en 1994). En janvier 1996, DCN et DCNI acceptent de participer, selon un document de 1996 retrouvé par Bakchich, « par une contribution volontaire, au financement des dépenses de fonctionnement de toute nature » des marins saoudiens installés à Toulon pendant la durée du contrat. Ce que les technos de DCNI ont surnommé la « convention gomme-crayons », comme le montre la note interne publiée ci-dessous. Soit 10 300 euros tous les trimestres, jusqu’en 2000…
L’Inspection générale des finances, qui s’est penchée en 1998 sur « Mouette », a calculé que l’affaire avait déjà généré, deux ans avant sa fin, une perte de 180 millions d’euros. Si elle avait connu en plus l’existence d’une convention gomme-crayons…
Demain, la suite de la saga de Bakchich avec le portrait de l’homme clé de DCNI, Jean-Marie Boivin.
Pour lire ou relire le premier épisode de nos révélations, cliquer ici.
Pour apprendre, ce jeudi 26 juin, que les premières mises en examen sont tombées dans l’enquête sur des faits liés à des sociétés d’intelligence économique, et non pas sur la distribution de commissions, comme Bakchich l’a raconté, cliquer ici.
Pour lire la traduction en anglais de cet article sur Bakchich :
Cher Bakchich,
A travers la publication hachée du document " consultancy agreement", en occultant les autres aliénas, vous faites de la rétention d’information. Est-ce que les autres aliénas comportent d’autres secrets tels que : l’intelligence économique.
Apres un premier chapitre qui promettait beaucoup, on rentre ici dans le vif du sujet. C’est tres interessant mais assez vertigineux de voir autant de noms se croiser en si peu de lignes.
J’espere que vous nous preparez un tableau recapitulatif pour la fin, avec qui est lie a qui et combien d’argent a circule (et s’est perdu) de ou a ou…