Ces dernières années, les privatisations sont allées bon train. Dès 1993, dans "Tir à vue", Serge Quadruppani s’en inquiétait.
Après Thierry Jonquet, Daeninck, Serge Quadruppani. Un autre style, d’autres préoccupations, plus sociales, plus « agressives et critiques ».
La taille et la forme de l’Etat ont beaucoup varié depuis 1945. Cet enjeu cristallise le combat entre libéraux et interventionnistes.
La période de 1945 à 1983 est favorable aux interventionnistes. La science économique et la pratique institutionnelle reconnaissent à l’Etat trois fonctions. Les fonctions de production sont les plus vieilles. Au titre de la production régalienne, l’Etat assure la sécurité des individus, de leur patrimoine et de la Nation et il rend aussi la justice. Après 1945, au titre de la régulation économique, il contrôle le crédit par l’intermédiaire des banques privées et administre les réseaux monopolistiques : EDF, GDF, Télécom, SNCF, Poste… En 1945, il a acquis définitivement une fonction de redistribution. Le Conseil National de la Résistance crée la Sécurité sociale qui comprend initialement trois volets : la maladie, la vieillesse et la famille, auxquels viendra s’ajouter l’assurance chômage, à la fin des années 50, et le RMI, en 1988. Pour finir, il a acquis, après les travaux de Keynes, une fonction de régulation économique. Il soutient la demande quand celle-ci est trop faible et relève les taux d’intérêts quand l’économie est en surchauffe.
De 1945 à 1973, l’efficacité de l’Etat, associée à d’autres phénomènes, assure une croissance très soutenue en France. Ce sont les Trente glorieuses. Trente ans de croissance quasi ininterrompue qui se terminent avec le premier choc pétrolier. Commence alors une période que les économistes appellent la stagflation. La croissance s’épuise et l’inflation s’installe, impossible à maîtriser. Les libéraux, qui n’ont jamais baissé la garde, s’emparent de cette crise pour mettre en cause l’Etat. Un État qui, à force de se développer, étoufferait l’initiative individuelle.
Les libéraux prônent le retour aux marchés. En 1979, en Grande-Bretagne, Thatcher arrive au pouvoir, précédent de quelques mois l’élection de Reagan à la Maison Blanche. Pour libérer l’économie, ils privatisent à tour de bras et coupent dans les budgets sociaux. La France résiste un peu. En 1983, c’est la fin de l’expérience socialiste et en 1986, le début des privatisations. A partir de là, tout s’accélère. En dehors de la parenthèse du « ni-ni » (ni privatisation, ni nationalisation) de François Mitterrand, tous les gouvernements, même les socialistes, vont privatiser les grandes entreprises françaises.
La privatisation ne va pas s’arrêter au domaine strictement économique. Un certain nombre de fonctions régaliennes vont être confiées à des institutions privées ou locales. C’est le cas des missions de police et de gendarmerie. Les sociétés de gardiennage mais aussi des polices municipales se développent. Il semblerait qu’aujourd’hui, ces deux activités regroupent plus de salariés que les forces de l’ordre nationales. Autant dire que les municipalités les plus pauvres n’ont pas les moyens de se doter de ce type de police.
Tir à vue a été publié dans la Série Noire en 1993. Année où la situation sociale s’aggrave. Suffisamment pour que Serge Quadruppani, dont les convictions se situent au carrefour de ce que l’on appelle aujourd’hui les libertaires et la gauche radicale, prenne la défense de la fonction publique.
Dans Tir à vue, Serge Quadruppani y analyse les conséquences de la privatisation des fonctions de police, dans une bourgade de la Côte d’Azur. Dans ce roman, un flic, inspecteur de la Police nationale, se trouve confronté à la collusion entre les responsables politiques locaux, un promoteur immobilier et la police municipale.
Cette dernière est dotée de moyens très importants, et contrôle le réseau vidéo que la municipalité a déployé dans le centre-ville.
Il faut être très au-dessus de la mêlée pour refuser une promotion dans cette police – qui paye très bien –, surtout quand votre femme est atteinte d’une maladie incurable et que le ticket modérateur de la Sécurité sociale ne cesse d’augmenter.
Les premiers romans noirs de Serge Quadruppani ont été immédiatement remarqués par Jean-Patrick Manchette qui écrira de cette trilogie éditée par Métailié : « ils annoncent probablement une nouvelle période du polar français agressif et critique », concluant que c’est ce qu’il a « lu de plus intéressant ces dernières années ».
Depuis, Serge Quadruppani a écrit de très nombreux polars, à la fois dans la Série Noire mais aussi aux éditions Anne-Marie Métailié et chez Actes Sud. Il est aussi le traducteur de nombreux romans italiens, dont ceux d’Andrea Camilleri et son fameux Commissaire Montalbano.
Serge Quadruppani fait partie des auteurs que Didier Daeninckx a injustement traité de négationniste.
« Tir à vue » n’est plus édité. Mais les librairies de Polar d’occasion ne manquent pas. A Paris, les librairies Gibert ont de bons rayons d’occasion. N’hésitez pas à nous les conseiller, nous mettrons leurs adresses en ligne.
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