Trente ans d’histoire de France, huit polars français pour l’été. Des classiques. À découvrir ou à redécouvrir.
C’est en 1971, le premier roman de Manchette. L’histoire d’une brouille entre deux amis. Mais aussi un roman qui raconte l’affaire Ben Barka.
La révolution a quatre ans. Elle tarde de renaître ou elle s’est épuisée. Entre temps le goudron a recouvert les pavés. Une grande majorité des fils de famille ont réintégré les beaux quartiers. Idem pour les rejetons de profs. L’agrégation passée, ils hésitent entre les classes préparatoires ou les rentes de l’Université. Les bourgeois retournent progressivement aux affaires. L’Assemblée Nationale conservatrice se maîtrise. Elle ne fait rien ou pas grand-chose. « Il faut que jeunesse se passe »…
Reste les autres. Fils de prolo, ou fils de rien, ils sont perdus parmi les bacheliers. 20,5 % d’une classe d’âge a passé son bac cette année. Peu nombreux, ils ont qu’en même vingt ans. Fils du baby boom, ils arrivent par cohortes d’un million par an sur un marché du travail qui sature. Imperceptiblement le chômage commence à croître. Les Assedic ont été crées en 1958. Les perspectives ne sont pas roses.
Parmi les milliers de manifestants de mai, une très faible minorité, ont du mal à s’intégrer. C’est difficile de se résigner lorsque l’on a goûté à la liberté. Ils n’ont pas le capital social des enfants de la bourgeoisie. Fils de milieu populaire, voire enfants de marginaux, ils vont hésiter entre les armes et la machine à écrire. C’est de ceux qui vont préférer la Remington au Remington dont il sera question pendant huit semaines.
Jean-Patrick Manchette fait partie de la famille populaire. Il est né avec le baby boom. En 1942, l’année où les françaises se sont décidées à faire plaisir à leurs maris. Une enfance sans problème apparent, il a grandi à Malakoff dans la banlieue sud de Paris. Ses parents ont progressivement grimpé les premiers barreaux de la promotion sociale. Le père est devenu cadre sur le tard. Il rêve que son rejeton devienne prof. L’adolescent échoue au concours de l’Ecole Normale Supérieure. Il ne sera pas agrégé d’anglais.
En 1971, Manchette vient de se marier. Il a 29 ans, ni métier, ni diplôme. Il rêve d’écrire des scénarios de film, mais personne ne l’attend. Il a bien tenté de percer dans le porno, mais le marché est étroit. « La nécessité de gagner ma vie et celle de ma petite famille » est une urgence. Il écrit donc.
En 1971, deux mois avant la publication de L’affaire N’Gustro dans la Série Noire, Manchette a cosigné avec Bastid : Laissez bronzer les cadavres !. L’affaire est donc son premier vrai roman. Le premier qu’il signe seul. Bien que…
L’idée vient de Bastid, c’est lui qui imagine faire un polar à partir de l’affaire Ben Barka. Manchette écrit le synopsis et décide de signer seul le livre. « C’est mes trips, c’est mon truc » annonce-t-il à son copain. Généreux ou bonne poire, on ne sait pas, Bastid ne lui met pas son poing sur la gueule. Quelques années plus tard, avec un sens de l’euphémisme développé, Manchette dira pudiquement qu’ils ont « fini par être en froid ».
L’affaire N’Gustro est une adaptation de l’affaire Ben Barka.
En octobre 1965, presque dix ans après l’accès à l’indépendance du Maroc, le chef de l’opposition marocaine est enlevé à Paris. Ce sont deux policiers français qui font disparaître Ben Barka. Il semble qu’ils aient obéi aux ordres du général Oufkir, l’ancien aide de camp du roi Mohammed V et très proche collaborateur du roi Hassan II. L’affaire fait grand bruit en France. C’est le début de la fameuse France-Afrique qui maintient les liens entre la France et ses anciennes colonies.
Manchette transpose légèrement l’histoire. Le Maroc est remplacé par le Zimbabwin, Ben Barka par N’Gustro, et le général Oufkir est promu maréchal.
Le procédé narratif est très bien maîtrisé. Mais ce n’est pas ce qui fait l’originalité de ce roman. Ce qui est nouveau, c’est que l’on ne cherche pas le meurtrier. Exit Agatha Christie. Le policier devient social et politique. C’est sa seule fonction. La lecture se déplace. L’affaire N Gustro raconte le parcours d’un jeune bourgeois.
Un nouveau genre est né ? Certains disent qu’il vient seulement de renaître. Les romanciers hard boiled seraient les inventeurs du genre. Les textes des américains survivants de la première guerre mondiale décrivaient déjà de façon brutale les misères sociales d’un monde sans illusions.
L’histoire ne fait pas que passer les plats, elle refuse de faire la vaisselle.
Madame, mademoiselle ou monsieur.
Je partage votre avis sur tout. Je ne suis ni un grand fan de Mai 68 ni du Modem. Je ne suis ni un libéral ni un libertaire. J’ai vu certains anciens chefs Mao faire fortune dans la distribution, d’autres fêter leur 40 ans de mariage au Bain Douche, avec la droite la plus conservatrice et sûrement pas la plus populaire. J’en passe et des meilleurs…
Les écrivains de polar, dont Manchette sont les cocus célestes des évènements de Mai. Ils ont cru jusque très tard à la nécessité du changement. C’est leur gloire.
Je traiterai sûrement du féminisme dans un autre article sur le roman noir. L’affaire N’Gustro n’est pas particulièrement féministe. Voire pas du tout, je viens de le terminer. C’est même un peu le contraire. On pourrait le traiter de roman misogyne.
Cdt
Bertrand Rothé
Harry
Je dois préciser deux choses, sur Mai 68 je ne me sens pas réac, mais seulement désabusé.
Pour la révolution féministe, je vais faire une citation tirée de L’affaire N’Gustro. Page 209, à la fin du roman.
A la fin du roman, Jacquie une des maîtresses de Burton (le héros couche sans retenue avec la mère et la fille) est enfermée dans une salle de bain pendant que son copain se fait passer à tabac. "Elle crie et tambourine sur la porte, aussi nouvre-t-il, gifle-t-il et menace t-il de violenter la femme si elle ne leur fout pas un peu la paix. La blanche se tait malgré le désir qu’elle a de d’être violentée".
Si vous y voyez une révolution féministe réussie…
Je confirme que si je trouve un roman noir qui traite de la révolution féministe, j’en parlerai.
Trés cordialement et merci de vos réactions.
Bertrand Rothé
madame
Je viens de tomber sur des statistiques : "Autrement dit, si, en 1961-1962, un fils de cadre supérieur a quarante deux fois plus de chances qu’un fils d’ouvrier d’entrer à l’université, en 2005-2006, un fils de cadre supérieur a quatre fois plus de chances qu’un fils d’ouvrier d’y entrer. Ce ratio révèle donc que l’élimination (et l’auto-élimination) des classes populaires des bancs de l’université demeure (le ratio est tout de même de quatre) mais avec nettement moins de prégnance qu’il y a 45 ans."
Cordialement
Bertrand Rothé