Musée haut (les cœurs), musée bas (de laine). Quand Beaubourg s’offre "This Situation", une œuvre "immatérielle" contre du fric bien réel, c’est d’abord notre tête qu’il se paie.
On sait que l’art contemporain est un de ces sujets dont il vaut mieux ne pas parler, parce qu’il bénéficie d’un couvercle d’ « artistiquement correct » blindé comme la porte d’une banque (ce peut être, justement, la porte d’une banque). Le bleu de l’un, les pots de jardin de l’autre, les petits Mickey du Japonais, le chien gonflable de Jeff, Versailles défigurée par le kitsch, Venise plombée par les bricoles d’Arnault, autant de patinoires sur lesquelles le gadin est assuré si vous n’avez pas trois éléments indispensables pour estimer les œuvres de cet art : du fric, du fric et du fric. Et même s’il est vachement sale, l’art contemporain le blanchit mieux que Persil. Achetez du contemporain, vous économiserez une lessiveuse.
Quand il s’agit du pognon de mes impôts, je m’estime tout de même fondé à tiquer lorsque je lis, dans un quotidien sérieux qui paraît l’après-midi avec la date du lendemain, ce qui montre son souci d’être en avance sur tout, un article de quart de page, libre de tout humour, certes, mais très bien informé, où l’on apprend dans quelles conditions Beaubourg a acheté une « œuvre immatérielle » de Tino Sehgal, intitulée This Situation (Le Monde du 17 janvier).
Déjà, la notion d’œuvre immatérielle dans le champ des arts plastiques peut dérouter les imbéciles, dont je suis. Mais là, plus immatériel, tu meurs : l’artiste ne refile pas même un crobard ou une notice pour décrire son « installation » (c’est le mot à la mode, qui convient aussi bien aux « performances » qu’aux travaux de plomberie sanitaire et d’électricité). Tout se fait oralement, nous dit l’article. D’accord, c’est une idée qu’on achète, comme pour le concept de la moulinette, sauf que sans le brevet qui définit par écrit la moulinette sous toutes ses coutures, l’idée est invendable. Eh bien là, c’est l’homme qui chuchote à l’oreille du musée. Devant notaire, lequel fait de la figuration, puisqu’il ne consigne rien. Puis de l’argent circule – en parfaite continuité avec son amour pour l’immatériel, l’artiste, dit-on, n’accepte, en principe, que du liquide. Et (on le suppose) dans une monnaie forte, gardez vos zlotys et vos roupies. Pourtant, bien que né à Londres, Tino Sehgal est indien d’origine : cela ne veut pas dire qu’il crée pour pas un Sioux !
Résumons : puisqu’on n’achète rien, au sens matériel du terme, quelle est la nécessité de donner quelque chose ? Ce n’est plus de l’art pour l’art, c’est un gag pénible. On connaît les penchants de l’art contemporain à fabriquer des mochetés encombrantes pour gens riches spécialement intelligents, mais il faut bien que tout le monde vive, et tout le monde ne sait pas dessiner. Tout de même, on s’étonne de voir le directeur du Musée national d’art moderne acquérir ainsi une « œuvre » pas donnée – la cote de l’artiste est « entre 50 000 et 100 000 dollars », dit-on, ce qui, pour un beau rien immatériel, n’est pas rien. Mais l’« installation », en plus, devra, pour être présentée à un public qui n’attend que ça et l’arrivée de la 3e à Longchamp, être interprétée par six comédiens, lesquels ne sauront pas quoi faire, puisqu’ils n’étaient pas là quand le non-contrat oral a été non-signé.
Bref, Beaubourg fait chauffer la carte, il y en aura au moins pour un demi-million d’euros, comédiens compris, sans compter le buffet du vernissage – mais vernir quoi ? combien de couches ? Il paraît que quand This Situation a été présentée en galerie, les acteurs lisaient un pot-pourri de citations « de penseurs importants », vaste programme qui peut aller de Schopenhauer à Van Damme en passant par sœur Emmanuelle. Pour une pincée d’euros, vous en avez 10 000 dans un dictionnaire. Je parle des citations, pas des penseurs. Avec moi, on sait où l’on va !
Il paraît enfin que le directeur du musée, formé aux rigueurs de l’administration, a néanmoins obtenu une facture par mail, ruinant de la sorte radicalement le concept de pure immatérialité transactionnelle qui était la seule originalité de l’opération : ce n’est pas rien qu’on achète, c’est un rien néantisé, car sa raison d’être l’ « œuvre d’art » qu’il prétend être n’existe plus. Difficile à revendre, mais il semble qu’on ait un spécialiste des soldes à Chantilly. Mais on ne saura jamais combien on a banqué, cela ne se dit pas, le marché de l’art contemporain, c’est discret comme la foire aux truffes, sauf que les truffes, c’est nous, dans cette affaire. Faudrait toute de même connaître le montant du chèque, pour savoir le prix du rien au mètre carré, par exemple. Ah, mais ça se vend peut-être au litre ? ou à la minute ? C’est quoi, l’étalon-art dans ce domaine ? et combien empoche la galerie au passage ? et comment elle le déclare aux impôts ?
Si seulement on se contentait d’acheter du vent, on pourrait s’en servir pour faire tourner les éoliennes. Là, le contribuable a financé trois fois moins qu’un courant d’air. Désormais, les œuvres immatérielles seront payées en argent conceptuel. La rigueur, mon poteau, c’est pas une partie de plaisir…
…et après ce genre d’article qui fleure le désir du bon goût matériel à poser sur la cheminée parce qu’il en faut pour son argent, mon bon monsieur, on s’étonne que certains puisse avoir des réactions pour défendre la création contemporaine ?
Pas que tout soit acceptable, ou rien discutable, mais pas comme ça. Les rares fois où on parle de l’art d’aujourd’hui méritent mieux que ces dithyrambes pleurnichardes à la Jean-Pierre Pernaud !
L’art dit "contemporain" se moque de son propre système et tourne consciemment en dérision ce monde replié sur lui même des collectionneurs "financiers", galéristes et artistes eux-mêmes. Néanmoins, il n’existe pas de définition de l’Art. Ou alors celle que chacun s’en fait, c’est tout comme…
Pourquoi, alors, l’Art ne serait-il pas aussi immatériel ? Les installations, les performances mettent en évidence des interrogations sans donner de réponses. Ou alors celles que chacun apporte, c’est tout comme…
L’aspect spéculatif touche toutes les périodes artistiques et Jeff Koons ou Murakami, par exemple, en jouent avec une insolence encouragée et récupérée par le circuit artistique.
Et puis, qui regarderait encore Versailles si Jeff Koons n’était pas allé le réveiller ?