Capitale du "tourisme diffamatoire", Londres permet aux plaintes de prospérer.
Londres, berceau historique du parlementarisme, de l’Habeas Corpus et du sandwich au concombre, a décroché plus discrètement, il y a une grosse dizaine d’années, un titre moins enviable : celui de la capitale mondiale du « tourisme diffamatoire » (libel tourism en anglais). De quoi s’agit-il ? De permettre à tous les tyrans et dictateurs grands et petits, propriétaires de fortunes diverses acquises de manière criminelle, illégale ou simplement discutable, de clouer le bec aux auteurs et aux journalistes d’investigation pendus à leurs basques. Exprimé de manière plus radicale, le « tourisme diffamatoire » permet à des individus peu recommandables d’employer la loi britannique sur la diffamation, pour faire obstacle à la liberté d’expression et à tous ceux qui s’emploient à maintenir un minimum de transparence dans un monde de brutes, de cupidité et de corruption rampante, quand bien même les faits et les personnes incriminées n’auraient aucun rapport avec le Royaume-Uni.
Aux mains des avocats anglais spécialisés dans la discipline, la loi sur la diffamation anglaise (Defamation Act, 1996) est un outil redoutable. Les parlementaires britanniques attachés aux principes démocratiques et à la liberté de la presse – il en reste - qui en discutaient encore lors d’une session du Parlement anglais consacrée à ce sujet, le 17 décembre 2008, n’étaient pas tendres : « permettre aux tribunaux anglais désireux de punir les journalistes et les auteurs étrangers qui publient des articles et des livres qui peuvent être librement lus dans leurs pays, mais qu’un juge anglais considère comme offensant pour quelques milliardaires exotiques capables d’engager des avocats anglais susceptibles de convaincre lesdits tribunaux de devenir les nouveaux organes de censure de toute liberté d’expression… ».
Au cours de la même session, le plus célèbre adversaire d’une loi qu’il qualifie de « scélérate », le député travailliste Dennis McShane a planté le décor en ces termes : « un plaignant devrait au moins démontrer la volonté de nuire et un mépris avéré de la vérité, pour paraphraser la loi américaine sur la diffamation ; alors que les escrocs ont été autorisés à constituer des montagnes de dettes, nous avons besoin de journalistes et de juges déterminés à défendre le droit du public à l’information et pas celui des avocats à utiliser la loi pour s’enrichir au nom de causes qui ne méritent pas la considération des tribunaux anglais… »
Inversant la charge de la preuve par rapport au droit pénal britannique, la loi anglaise de 1996 contraint en effet les auteurs assignés devant les tribunaux de sa gracieuse Majesté à démontrer que les propos tenus ne sont pas diffamatoires au sens qu’attribue à ce vocable la loi anglaise ; plus grave encore, cette loi permet de sanctionner à la demande d’étrangers fortunés pouvant toujours justifier d’une vague résidence anglaise, des écrits ou des propos qui n’ont pas été publiés ou tenus au Royaume-Uni ! Il suffit que les demandeurs apportent la preuve que les propos diffamatoires sont « accessibles » au public anglais, en particulier via le réseau internet.
C’est la mésaventure qu’à connu la plus célèbre victime du « tourisme diffamatoire », la journaliste américaine Rachel Ehrenfeld. Dans un ouvrage publié aux USA, Funding Devil, elle mettait en cause le milliardaire saoudien Khaled Ben Mahfouz dans le financement de diverses organisations terroristes. Dans un mémorable arrêt, le juge Eady l’a condamné à une amende, à acquitter la totalité des considérables frais de procédure du demandeur et à faire procéder à la destruction de l’ouvrage, alors qu’elle n’était même pas représentée à l’audience ! Il a suffi aux avocats de Ben Mahfouz de commander 23 exemplaires de l’ouvrage sur Amazon.com sous divers prêtes-noms pour convaincre le juge Eady qu’une décision de destruction d’un ouvrage édité aux USA relevait bien de la compétence de sa juridiction.
De la même manière, un citoyen tunisien mis en cause a utilisé les tribunaux anglais pour faire un procès à la télévision de Dubai, Al-Arabiya, diffusée en arabe. En novembre 2008, un juge anglais lui a attribué une indemnité de 165 000 livres sterling au prétexte que la chaîne pouvait être reçue au Royaume-Uni via le satellite. Là encore, la chaîne n’était ni présente ni représentée à l’audience.
Que dire enfin du « malheureux » quotidien danois Ekstra Bladet qui, pour un article dénonçant les pratiques frauduleuses des dirigeants de la banque Kaupthing et leur responsabilité dans sa faillite –banque islandaise de surcroît- s’est vu condamné par un juge anglais à la demande des ripoux représentés par le célèbrissime cabinet Schillings & Lom, qui avait retrouvé un résumé de l’article en anglais sur un blog ! Ou encore de ce modeste site ukrainien éditant en VO non sous-titrée, ayant eu l’impudence d’émettre quelques doutes sur l’honnêteté de l’un de ses concitoyens, et qui s’est vu condamné à 50 000£ de dommages et intérêt, au seul motif qu’il pouvait être consulté d’Angleterre via Internet ?
Les avocats locaux, à qui l’on reproche de laisser les tribunaux rendre des décisions en l’absence des « défendeurs », ont coutume de se réfugier derrière la section 8 – 4.(a) de la loi en question, qui dispose « qu’afin de déterminer si la plainte est recevable, le tribunal s’assurera que la ou les personnes qui pourraient être défendeurs eu égard à la publication visée, sont présentes… ». Les nombreux jugements démontrant le contraire relèvent donc du surnaturel…
Global Witness, le groupe international de pression œuvrant pour la sauvegarde de l’environnement, les droits de l’homme et la lutte contre la corruption, a eu, lui, aussi, l’occasion d’apprécier les bienfaits du « tourisme diffamatoire ». Le voyageur concerné était Denis Christel Sassou Nguesso [1], fils de son père de président, « victime » d’un rapport circonstancié (cf. pièces jointes) établi à partir de documents judiciaires en provenance de Hong Kong, et qui suggérait « insidieusement » que Sassou Nguesso Junior, très coquet de sa personne, menait grand train avec une MasterCard alimentée au moyen de fonds publics détournés. Denis là encore a demandé au cabinet Schillings d’obtenir d’un juge anglais le retrait du rapport que les lecteurs de Bakchich parcourront avec gourmandise… Il a échoué mais Global Witness, présente et manifestement bien documentée ( !), a du supporter 50 000£ de frais de justice…
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A lire ou relire sur Bakchich.info
[1] www.globalwitness.org : « Congo : le fils du président serait-il en train de faire des achats extravagants avec les revenus pétroliers du pays ? »
Ce matin (1), Mireille Delmas marty déplorait que les "réformes" (2) de notre droit pénal, notamment au sujet des mesures de rétention préventives, que cela se fait ailleurs (3) et que de ce fait la France serait, pour les promoteurs de ces réformes, en retard. "cours du collège de France" émission "éloge du savoir" émission diffusée du lundi au vendredi sur France Culture, de 6 à 7 heures. Cette semaine : Etudes juridiques comparatives et internationalisation du Droit. Libertés et sûreté dans un monde dangereux.
(2) les guillemets sont de moi.
(3) entendez : les pays anglos-saxons.