Train de nuit vers St Petersbourg - Sélection naturelle - Rencontre avec une cannibale - Lac des Cygnes - Décadence française - Retour à la culture du corps - Grandeur incontestable de Poutine.
Nuit du 6 au 7 août - Comme des millions de personnes, j’ai donc bouffé de la poussière radioactive pendant cinq jours, J’avais raté Tchernobyl mais les incendies qui crament tout, même la tourbe des sols contaminés, m’assurent un petit retour vers le futur au pays des Soviets. Le pays a les qualités de ses défauts, l’iode marin de St Petersbourg est un excellent remède contre les effets néfastes de la radioactivité.
Le train qui nous emmène de nuit vers la Venise du Nord date de la glorieuse époque où Billancourt espérait encore. Lit couchette avec matelas de plumes et climatisation d’époque fonctionnant parfaitement, la qualité de tous ces vieux trucs soviétiques est impressionnante. Les Lada qui roulent encore parfaitement cinquante ans après leur construction dans les villes de Russie attestent du souci supérieur de la civilisation soviétique à produire du bon matos. C’était fait pour durer, le passé peut ainsi rester plus longtemps dans le présent pour ne pas se faire oublier.
Trois vielles dames russes, encore très belles et très en forme pour leur âge, partagent notre couchette. Elles sortent le poisson séché, on sort la Poutinka (excellente vodka à un prix plus que raisonnable), et c’est parti pour un grand voyage dans les plaines du nord et dans le passé. Leur apparence physique surprenante à quatre-vingts ans a une explication historique. Enfant de la grande famine des années trente, elles sont le produit de la « sélection naturelle », selon leurs termes. « Seuls les plus robustes d’entre nous ont survécu, c’était une période terrible, nous étions très jeunes, mais on s’en souvient aussi précisément que de la guerre », me dit Iéléna. Famine, guerre, régime totalitaire, je prends conscience que la conversation a quelque chose de déséquilibré. Je n’ai connu que la douceur d’une époque dominée par l’esprit social démocrate et la tempérance démocrate chrétienne mâtinée de politiques libérales, dans la paix, sous L’État providence et avec ce petit plus très générationnel du programme Erasmus où ma classe d’âge (et sociale) est invitée à construire l’Europe sous la couette. Rien à voir entre nous, outre ce moment dans un wagon à partager la narration de nos vies, du poisson et de l’eau de vie de patate.
Elles sont très curieuses. La cheffe de la bande, Katerina, me presse de questions sur Patricia Kaas et Carla Bruni, sur l’objet de mon voyage, sur mes impressions de Moscou. Pas évident de raconter tout ça en mélangeant l’anglais et l’allemand qu’elles maîtrisent un peu. Les proportions gigantesques des rues de cent mètres de large pour plusieurs kilomètres de long, le sentiment d’écrasement devant les enfilades de palais impériaux insultants de richesses, d’églises dégoulinantes d’or et d’immeubles staliniens conquérant l’espace urbain de leurs volumes gigantesques comme autant de chars de béton franchissant le Danube, comment décrire ça ?
J’entreprends de lui expliquer que je me suis senti une bien petite chose devant tant de puissance symbolique et historique. Une ville qui tient sur mille kilomètres carrés de marbre et de béton, percée d’immeubles taquinant les cieux et de flèches d’or tutoyant Dieu vous ramène forcément à ce que vous êtes : pas grand chose. Sans parler du métro, cette merveille architecturale où chaque station est une oeuvre d’art taillée dans les entrailles de la terre à cent mètres sous terre pour une rame toutes les trente secondes avalant avec gourmandise neuf millions de passagers par jour.
Mes trois camarades de cabine ne supportent plus la chaleur de Moscou et comme leurs datchas sont dans la forêt moscovite, elles se taillent chez une soeur d’Irina dans la campagne près de Saint Petersboug.
Irina est originaire de « la plus belle ville du monde » (après Marseille ndlr). C’est la plus jeune. Elle a connu un événement qui m’avait échappé de l’histoire Russe, le siège de St Petersbourg. Neuf cents jours de cauchemar absolu pendant la seconde guerre mondiale, pendant « les pires hivers du siècle ». Double sélection naturelle pour elle, née pendant la famine, c’est dire si elle est robuste. Pour la première fois de ma vie, je parle à une cannibale. « La première année, nous n’avions plus rien en hiver. Après avoir mangé les animaux domestiques, les rats, la tapisserie, certains d’entre nous se sont résignés à manger les morts. Nous étions enfermés dans la ville, on ne pouvait pas en sortir, condamnés à mourir ou à manger des morts. » On est un peu différent après avoir entendu un témoignage pareil. « La tapisserie, ça se mange ? » « Il y avait de l’amidon dans la colle. On la faisait bouillir quand on avait de l’eau pour en faire de la soupe, sinon on la mâchait et on on la recrachait quand on avait avalé toute la colle, comme du chewing gum ». « La deuxième année, tellement de gens étaient morts que nos rations étaient plus grandes. On avait plus à partager. »
7-8 août -L’arrivée en gare de St Petersbourg vaut son pesant de cacahuètes. Sur le quai, des hauts parleurs vous accueillent en crachant à haut volume "Le lac des cygnes", parfait pour se mettre dans l’ambiance.
La première chose qui frappe est la présence très modérée des forces de police, contrairement à Moscou où chacun de vos pas se fait sous l’oeil d’au moins un type en képi. Comme à Moscou, la proportion de jeunes femmes si superbes qu’on leur offrirait la Pologne pour un regard est immense. Ensuite chaque centimètre carré de la ville est un ravissement. L’aristocratie russe s’est construite une capitale de merveilles. Et tant pis pour les centaines de millions de destins enferrés dans la pire exploitation qui a permis une concentration aussi scandaleuse de richesses, on ne construit pas de brillantes civilisations avec le souci du bonheur populaire. L’esclavage fut la cariatide de tous les empires, de celui-ci encore plus qu’ailleurs.
Quand à l’appel du grand Lénine, les damnés de la terre venus des faubourg qui prirent le Palais d’hiver la nuit du 25 octobre 1917 et tombèrent sur cette hallucinant amoncellement d’or, de bois précieux et des marbres les plus fins, sculptés et arrangés avec un goût exquis dans une farandole de salles toutes plus majestueuses les unes que les autres, on comprend qu’ils s’empressèrent de réaliser la prophétie de Raspoutine qui avait prévu le massacre des Romanov. Ca peut énerver un prolétaire de comparer sa misère à ça.
Je ne m’attarde pas, le flots massif de milliers de touristes retraités déferlant d’Europe et d’Asie pour suivre leur guide au pas de charge de Picasso en Matisse attise ma gérontophobie.
La légende voulait que nous ayons un peu moins chaud à Saint Petersbourg. Manque de bol, la latitude se fout des convenances cette année, et l’Empire du froid s’est transformé en four infernal. Les feux ont beaux être à plusieurs centaines de kilomètres, les vents ont porté la brume de cendres jusqu’ici. Un léger fumet nous accompagne du centre historique au port. On y rejoint une curieuse manifestation de l’extrême droite orthodoxe venue faire barrage à l’Antéchrist. Un bateau de croisière mouillant à quai et transportant quelques deux mille gays européens fait escale ici. « En Russie, oui ça existe, mais ils ne le montrent pas. » Un corridor de flics protège les quelques vacanciers qui rejoignent leurs mini bus.
Quand j’explique à un des trente manifestants que le maire de Paris est gay, je vois immédiatement dans son regard que sa conviction est faite sur l’état de décadence avancée de la France, il est horrifié. « Que dit L’Église ? » « Il est en excellent termes avec L’Église, il a même donné le nom de Jean Paul II à une place ». L’incompréhension s’insinue entre nous et on en termine là.
Les Russes vous diront tous qu’ils sont pétris de morale religieuse. Celle du Parti ayant remplacé celle de L’Église orthodoxe qui remplaça celle du Parti quand celui-ci s’en fut allé dans les poubelles de l’histoire. Manifestation de l’Antéchrist ou déviationnisme petit bourgeois, il n’y a que l’habillage idéologique qui change, les Russes restent majoritairement réactionnaires. La veille dans le train, les trois produits de la sélection naturelle de la grande famine m’expliquaient l’avortement à l’époque soviétique dans les campagnes. Les femmes, qui faisaient la lessive à la main, faisaient cogner la bassine sur leur bas-ventre jusqu’à la fausse couche. Et si le bébé restait accroché, et bien il naissait rarement en bon état. La société soviétique ne tolérant pas les handicapés, ils étaient envoyés dans de charmants hôpitaux.
Société glorifiant le corps, les aspérités invalidant l’homme nouveau n’avaient pas droit de cité. « La culture du corps revient en Russie. La Douma vient de voter une loi obligeant les supermarchés à ouvrir des salles de sport gratuites pour les habitants du quartier. C’est une bonne chose, car nous sommes en train de découvrir l’obésité à cause de la nourriture occidentale. » Je suis un peu sceptique sur la faute de l’occident sur ce coup-là, quand on sait que les Russes mangent des patates et du fromage en assez grande quantité. « Mais on découvre aussi l’anorexie. Dans la même loi il est prévu que toutes les photos ou films de filles retouchées soit signalés en tant que tels ». Ce qui est effectivement le cas.
Le retour à la culture du corps, à l’idée que le peuple doit être sain, participe d’un mouvement général de réhabilitation des aspects jugés comme positifs des périodes précédentes. Les statues soviétiques sont réinstallées, les empereurs qui ont fait progresser le pays sont remis à l’honneur, la verticale du pouvoir a été tout à fait réhabilitée. La jeunesse est radicalement pro-Poutine. Il incarne une sorte d’homme parfait. Protecteur, autoritaire, travailleur, ne buvant ni ne fumant, défendant la veuve et l’orphelin ainsi que la mémoire et la Patrie. Quand on leur signale que la démocratie est quand même morte en 1993 après le coup d’État, ils l’admettent. Mais on en revient toujours à l’homme providentiel. C’est gonflant à la longue.
A suivre…
A lire sur Bakchich.info :
pourquoi donc la démocratie est-elle morte en 93 si la majeur partie de la population est super contente de son gouvernement parlementaire élu ? (ou de plus la population peut voter "contre tous" - je n’ose imaginer le score en France si cette possibilité était offerte - je pense que même nos médias n’oseraient plus parler de démocratie)
en 93, c’est juste le chouchou de l’occident et du FMI, Eltsine, qui a bombardé la maison blanche. Echec de la démocratie, certes, mais Poutine représente justemment la sortie de cette "démocratie" imposée au forceps par l’occident. D’où mon incompréhension.
PS : heureux que vous ayez découvert l’existence du siège de Léningrad…L’incompréhension des jeunes occidentaux envers le rôle primordial de l’URSS dans la seconde guerre mondiale est qqc qui vexe généralement pas mal les Russes (on les comprend assez !). On se contente en général de sortir "pacte germano-soviétique" (oubliant que ce pacte est la dernière carte jouée par Staline après 10 ans de sourde-oreille franco-anglaise (Daladier-Chamberlain) à ses propositions pressantes d’alliance triple antinazie), et on parait surpris d’apprendre qu’il y a eu, entre 39 et 45, environ 100 morts soviétiques pour 1 mort franco-anglo-américain…
PPS : Votre récit ressemble assez à mes premières impressions : les préjugés sont sérieusement ébranlés…malheureusement, sans parler la langue et sans rester plus longtemps, difficile d’aller plus loin…