Comment aimer encore un club quand plus rien ne le représente – surtout pas des joueurs prêts à embrasser n’importe quel écusson ? L’analyse des Cahiers du football.
Ce sont peut-être les deux transferts les plus marquants de l’intersaison de la Ligue 1, si l’on veut bien adopter un point de vue franco-français et ne pas s’en tenir au seul angle sportif. En rejoignant respectivement l’Olympique lyonnais et l’Olympique de Marseille, Bafetimbi Gomis et Gabriel Heinze ne peuvent en effet laisser indifférents les supporters stéphanois et parisiens. Les premiers voient partir chez le rival régional un espoir majeur du club, formé localement, les seconds arriver chez le rival national rien moins qu’un des joueurs les plus emblématiques de leur histoire récente.
Il ne s’agit pas ici de valider lesdites rivalités, souvent dénoncées sur ces pages comme absurdes – voire fabriquées de toutes pièces pour l’axe PSG-OM – et comme ferment de comportements imbéciles. Il ne s’agit pas non plus d’ignorer que ces recrutements si spécialement connotés ne sont absolument pas des précédents. Il n’en reste pas moins que ces deux transferts témoignent du cynisme tranquille avec lequel joueurs et dirigeants orchestrent la carrière des premiers : en se contrefoutant totalement des sentiments des supporters et – en réalité – de ce qui fait l’identité d’un club. Pour les amoureux des clubs concernés, il y a des difficultés légitimes à comprendre que l’offre d’employeurs ne soit pas assez large pour que certains footballeurs évitent, par décence, une ou deux destinations particulières [1]. Des difficultés, aussi, à régurgiter la couleuvre des grandes déclarations d’amour passées…
Quelle que soit la distance critique que l’on puisse mettre entre soi et sa passion, comment être indifférent à ces petites trahisons, aussi banales soient-elles devenues ? Faut-il affecter d’aimer tant le jeu et la compétition que l’on parvient à faire abstraction de tout le reste ? Comment survivre à un écœurement qui ne peut se résumer à un dépit sentimental ? Comment avoir l’amour du maillot quand ceux qui le portent n’abritent plus aucun sentiment sous le polyamide – au point qu’on devrait impitoyablement entarter ceux qui empoignent ou embrassent l’écusson après avoir marqué un but. En une question comme en cent : comment aimer encore un club quand plus rien ne le représente ?
Ces cas de figure ne sont en définitive que les symptômes les plus patents de ce qu’a engendré le mercenariat des joueurs, phénomène ancien mais qui a atteint un stade de développement inédit au cours des dernières années [2]. On a d’ailleurs tort d’imputer aux joueurs la responsabilité quasi-exclusive de cette évolution, tant chacun y trouve son compte [3]. Pour les journalistes, il y a là une véritable manne, consistant à agiter les fantasmes, les spéculations et les informations invérifiables, et qui permet de noircir des pages en période creuse. Les médias spécialisés tancent les clubs dont le recrutement n’a pas été spectaculaire, comme si c’était la quantité qui comptait [4]. Cela fait ainsi bien longtemps que, pour une majorité de supporters parfaitement conditionnés par le grand cirque du mercato, un club digne de ce nom doit recruter à tour de bras : que la saison précédente ait été bonne ou pas, il faut des noms. La valeur future de l’équipe semble ne devoir dépendre que de la qualité des recrues…
Sportivement, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, mais les dirigeants passent leur temps à prendre le risque des « deux tu l’auras », et ainsi à décaisser des moins-values sportives après avoir encaissé des plus-values financières. Voilà pour la partie émergée. Mais il faudrait être complètement naïf pour ne pas comprendre que la logique sportive s’incline avant tout devant le besoin de générer toujours plus de mouvements de joueurs, qui sont autant de mouvements de fonds nourrissant grassement les intermédiaires – déclarés ou occultes – qui prospèrent sur ce terreau [5].
Le football ne se déroule alors pas tant sur les terrains que sur le marché des joueurs, devenu une énorme place financière où chacun boursicote et spécule à court terme, le jeu lui-même devenant aussi accessoire que dans les jeux vidéo de management. Le turnover permanent des joueurs semble donc devoir perdurer [6], et avec lui la conception d’un sport de plus en plus privé de ses dimensions identitaires. De fait, il est devenu impensable d’identifier durablement un club à une équipe, c’est-à-dire à un effectif un tant soit peu durable : en deux saisons, la plupart des onze-type sont profondément remaniés. Les équipes deviennent proprement méconnaissables pour leurs propres supporters. Que reste-t-il en guise de point d’ancrage, dans quoi peut encore s’enraciner ces sociétés anonymes, sachant que le turnover des entraîneurs et des dirigeants est devenu aussi frénétique que celui des joueurs ?
Tandis que les styles de jeux deviennent aussi hypothétiques et éphémères que les staffs techniques, même les maillots sont réinventés (quand ce ne sont pas les blasons – devenus logos) et l’on n’a plus le droit d’aimer le béton parfois défraîchi mais empreint d’histoire de nos stades, puisqu’on nous dit qu’ils sont obsolètes, qu’ils faut les détruire pour les reconstruire en moyenne banlieue et les rebaptiser du patronyme d’une société du CAC 40.
La question, ancienne, reste posée : jusqu’où le football professionnel peut aller dans la généralisation du mercenariat, sans finir par solder ce qui est à la racine de sa popularité : le patrimoine historique des clubs, les sentiments d’appartenance qu’ils arrivent à susciter ? Mais peut-être a-t-on déjà basculé dans un tout autre régime. Le mercato d’hiver, la prolifération des prêts, les piges de stars comme Beckham, les politiques « galactiques » ou encore les joueurs qui appartiennent à des sociétés témoignent de cette philosophie du casting qui pour effet de stariser les footballeurs au détriment des équipes. Le football est de plus en plus modelé par un marketing de masse qui n’a pas nui, jusqu’à présent, à son rayonnement culturel et économique. Tant que les gamins ne sont pas trop contrariés de devoir décoller les vignettes de leurs albums Panini et que les changements de casaque façon Gomis ou Heinze ne choquent pas plus que ça, on peut encore avancer en direction d’un football résolument désincarné.
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[1] On est aussi régulièrement frappé par l’étonnement des transfuges quand ils constatent l’hostilité des supporters, à la manière d’un Dehu en larmes lors de la finale de la Coupe de France 2004 (lire « La chasse au Dehu » et « Piquionne, Ballon de Plomb 2008 »).
[2] Rien n’a entravé ce processus : ni les tentatives d’encadrer les transferts, ni le vœu pieux de rétablir un peu de régulation financière, ni la crise récente.
[3] Certes, des raisons objectives expliquent en partie cette frénésie : le modèle économique des clubs français qui les contraint à faire commerce des joueurs qu’ils forment ou valorisent, ainsi que le modèle psychologique de joueurs qui veulent toujours signer un meilleur contrat ailleurs, quitte à perdre de vue leur propre intérêt, et ont presque toujours le dessus dans les « bras de fer » avec leurs dirigeants.
[4] « Cet été, en matière de transferts, l’AS Monaco patine sévère. Seulement deux joueurs (Djimi Traoré et Sébastien Puygrenier) sont arrivés et le club n’a pas dépensé un seul euro » (lequipe.fr). « Écrasé dans l’actualité de l’intersaison par l’OM, l’OL et même Bordeaux, le PSG fait très peu parler de lui. Aura-t-il le niveau pour se mêler à la lutte pour le titre ? » (L’Équipe).
[5] Le montage des transferts (dont les montants officiels sont de bonnes blagues) et des rémunérations des joueurs, de plus en plus complexe, donnent quelque idée des mœurs d’un milieu où la défiscalisation est par ailleurs un sport de masse (lire « Fisc Fucking » et « Footballeurs nets d’impôt »).
[6] Si l’on peut encore espérer que la crise qui frappe aussi l’économie du football rétablisse un peu de stabilité et de décence, l’été a livré un message inverse, avec les records atteints par certains grands clubs européens et par les sommes dépensées par les ténors nationaux.
Je crois que le soutien à un club est souvent marqué par ses souvenirs d’enfance quand le mercenariat ne plombait pas encore ceux-ci.
Quand aux gamins, qui sont de la génération mobilité flexible, cela ne les choque pas plus que çà pourvu que leur équipe gagne… !
N’importe comment, le public suit et ne donne pas envie aux dirigeants que les mercatos de joueurs et entraîneurs soient modifiés. Par exemple, hier soir, il y avait près de 57 000 spectateurs pour les matches de 2è division, alors que Caen-Nantes va se jouer lundi soir…