Les « séquestrations » de patrons commencent à inquiéter sérieusement Sarko et le MEDEF, au nom de l’ « éthique ». Deux mois avant le bac, beau sujet de philo : la violence peut-elle être morale ?
Désormais, il est clair que, dans la banque comme dans l’automobile, chez Continental comme chez Mittal, la crise n’est pas survenue au beau milieu d’une nuit banale, comme le tremblement de terre des Abruzzes.
La responsabilité des dirigeants est incontestablement engagée, et on ne voit pas pourquoi on leur appliquerait d’office l’adage historique : « responsables, mais pas coupables ». Car de trois choses l’une : ou bien ces managers n’ont pas vu venir la crise, et ils sont incompétents, et donc ont été placés où ils étaient par des combines qui méritent examen ; ou bien ils ont vu venir la crise, et n’ont rien fait (si ce n’est se bricoler des parachutes en diamant et des avalanches de stock-options), et dans ce cas ils sont des escrocs ; ou bien cette crise est le résultat de leurs stratégies industrielles et financières calamiteuses, ce qui nous ramène à la case « incompétence », et justifie un licenciement pour faute.
Ils est donc bien normal qu’on les « remercie » (le terme est odieux !), ou qu’on les vire comme ils le font pour leur femme de ménage, lorsqu’elle a cassé le vase Ming. Et en vérifiant si elle n’a pas volé l’argenterie : s’il manque une petite cuillère, ils se font une joie de la traîner devant le juge. Apparemment, toute une brochette de génies de la finance et de l’industrie ont drivé leurs boîtes en état d’ivresse, puisqu’on les vire – le Bouton, le Streiff, et la liste risque de s’allonger, donc, ils sont responsables du crash, reste à étudier leur culpabilité.
Faute grave ? C’est le minimum : leur travail était de générer des profits, ils ont généré des pertes. Faute lourde ? « Commise avec l’intention de nuire à l’employeur », dit la jurisprudence. N’est-ce pas nuire à une entreprise en crise de trésorerie (et donc, à ses salariés) que de soustraire, pour son enrichissement personnel, des sommes considérables à titre d’indemnités ou de primes, et ne correspondant à aucun travail ni à aucun bénéfice collectif ? Alors, indemnités zéro, et pas de congés payés !
On comprend que la colère légitime des salariés en vienne à se traduire par la séquestration de leurs « patrons », ou plutôt leurs « dirigeants », terme plus large qui englobe les cadres supérieurs de la direction. Car ce sont eux que, généralement, les « managers » envoient sur le terrain pour prendre des œufs sur le crâne. Quant aux actionnaires, qui ont pompé 40% des profits, on ne les voit jamais dans la cour de l’usine : comme les macs, ils relèvent le compteur, mais ne se pointent jamais dans la chambre. Que ces « dirigeants » cristallisent sur eux la rancœur des salariés, cela ne peut étonner qu’un Sarko ou une Parisette : quand, à longueur d’années, on a vu de ses yeux les « avantages » dont bénéficient ces « collaborateurs » (voiture de fonction, « séminaires » cinq étoiles en manoir ou aux Iles, notes de frais faramineuses, bref, voyez ce que continuent à faire certaines boites officiellement en détresse et secourues par l’Etat…), quand on se voit cyniquement proposer, tel cet ingénieur entendu sur France Info, une indemnité de licenciement de 5 000€ pour vingt ans dans une boîte d’équipement automobile, quand on voit se pavaner les abonnés par cooptation à des tripotées de Conseils de ceci ou de cela, quand on calcule combien d’années de SMIC séparent, chaque mois, la base du sommet, alors, mon bon monsieur, lorsque ces gens-là débarquent, la gueule enfarinée, pour dire qu’on vire 500 gars et qu’il n’y a rien à négocier, il est normal qu’ils se fassent secouer.
On ne peut pas toujours être du côté du manche. Certes, on fait descendre dans l’arène des sous-dirigeants, il y a des cadres qui vont au front malades de honte, et se font coincer douze heures dans un bureau (avec mini-bar, toutefois) sans l’avoir trop mérité. Mais les autres ? les menteurs, les arrogants, les profiteurs, les gros nuls qui se sont gavés, ils sont où ? au congrès du MEDEF ? Lequel nous bassine avec ses « petits entrepreneurs » : eux, les salariés les voient bosser, se désespérer, tout faire pour leur boîte – ou même se suicider. Dans la banque et l’automobile, plus le désastre est copieux, moins le suicide est fréquent, et même l’autocritique est inconnue. Vous imaginez un de nos ex-Einstein du management avouer : « Je me suis planté comme une loque » ?
Cette violence contre les « patrons » ne peut qu’empirer, pour trois raisons : d’abord, elle s’avère efficace. Le « pas possible de faire mieux » ne marchera jamais plus, parce qu’il est un mensonge gros comme les profits réalisés depuis des années, et même en 2008. Ensuite, elle n’est que la réponse à une violence sociale dramatiquement aggravée depuis que les gouvernements successifs ont rétréci, dans le droit du travail, tout ce qui protégeait les salariés contre la toute-puissance patronale. Depuis la fin de l’autorisation administrative de licenciement, la purge des emplois est devenue un moyen de gestion banal des entreprises. Avec Sarko aux manettes, cela n’a fait qu’empirer, et de la précarisation on est passé, en quelques mois, à l’écrasement massif auquel nous assistons : dans chaque région, chaque jour, on jette à la rue des travailleurs qui ont été, pour parler comme on le devrait, les vrais « créateurs de richesses » de ce pays. Le PIB, ce sont leurs bras et leurs neurones qui l’ont fabriqué. Sans eux, Pinault scierait du bois, Parisot cirerait des meubles, Bolloré, avec son DESS de droit, serait clerc de notaire et la famille Bettencourt tiendrait un salon de beauté – et ils ne disent même pas merci !
Il existe bien des procédures et des tribunaux, mais au train où va la justice, il faut des années pour récupérer les indemnités impayées (on en a eu quelques exemples). Alors, s’en prendre aux personnes, c’est violent ? Pas plus qu’une lettre personnelle de licenciement. On récolte ce que l’on sème. Un œuf pourri sur un costard Dormeuil, c’est, pour Sarko, une violence intolérable dans un pays de droit. Et les mensonges d’un Président qui devait sauver Grandrange, c’est pas de la violence ?
La crise devient « sociale » au sens où elle touche aux valeurs de notre société, ou plutôt, à ce qu’elles sont devenues à force de se dégrader. N’oublions pas que le monde selon Sarkozy, c’est le Fouquet’s, pas le Mont-de-Piété. C’est le yacht de Bollo, pas la Dacia à crédit. Avec son travailler plus pour gagner plus, il a accusé des millions de salariés mal payés d’être des feignasses… Mais déjà avant lui, l’idéologie était à l’ « hypercompétitivité motivée par la mondialisation ultralibérale » des manuels de Sciences-Po, ce qui signifie : revenir vers l’esclavage là où il a disparu pour rivaliser avec les pays où il existe encore.
La violence, c’est ce que les lois ont vocation d’empêcher, ces lois qui ont fait passer du talion aux tribunaux et des fusillades de mineurs grévistes aux négociations patronat-syndicat. Or le pouvoir n’a, de Sarkozy à Parisot, qu’un mot à la bouche, le plus déplacé dans ce contexte, celui d’ « éthique ». Codes de bonne conduite, de déontologie, « engagements », on a vu toute cette fumée tentée d’obscurcir l’évidence des escroqueries, du cynisme, des mensonges ! Surtout pas de loi, ciment des sociétés, pas de sanctions, revanche du faible contre le fort, de la victime contre le coupable ! Réglons tout par l’éthique, gentiment, sinon je serai obligé de gronder les vilains profiteurs, veux-tu bien, petit canaillou, ne pas tripler ta galette tout en gelant le salaires de tes gaziers ? Non seulement on vire les gars, mais en plus on se paie leur fiole ! Eh bien si l’éthique, c’est ça, j’ai envie de séquestrer l’éthique.
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