Que vaudrait la grande et belle vie, si elle était partagée par tous ? Elle perdrait le piquant de l’exceptionnel, de l’élection, du happy few.
La vieille année a rendu son dernier souffle et tu te vois déjà jouissant de tous les plaisirs que t’apportera la nouvelle. Douce matinée de farniente, voyages au bout du monde, dîners fins entre convives choisis : profiter de ta si brève existence, enfin.
La dolce vita, c’est pour demain, ou presque. Il te faudra encore t’épanouir au travail : une ou deux années après la soixantaine. Tes rêves paradisiaques seront parfois hantés par le spectre grimaçant du chômage qui te redonnera le goût de ta mauvaise paye. Tes amis venus d’ailleurs connaitront les voyages sans retour pour les contrées affamées qu’ils avaient fuies, organisés manu militari par un ministre au teint frais. Les restos du cœur accueilleront un nombre croissant de bénéficiaires : les potes ne manqueront pas dans les longues files d’attente. Pour toi, la dolce vita, ce sera après-demain. Peut-être.
Car il te faut la mériter. D’abord, te retrousser les manches, te casser le postérieur, mouiller le maillot, faire le job : la dolce vita n’est pas pour les feignasses.
Lui, il se donne encore six ans pour finir son boulot. Six années d’un dur labeur sous les ors du palais élyséen. Un bail pendant lequel, sourd aux grognements du peuple ingrat qui l’aura porté par deux fois au pouvoir, pénétré d’un sens du devoir et de l’intérêt général qui forcera l’admiration de tes petits-neveux, il achèvera l’indispensable modernisation du pays : destruction des services publics, privatisation de tout ce qui rapporte aux copains, enrichissement des riches, appauvrissement des pauvres, mise des médias dans sa poche, culture de la haine des uns contre les autres, remise des postes d’influences à hauts revenus entre les blanches mains des hommes de sa clique. Puis, sa mission accomplie pour ton bien, il pourra savourer les joies simples d’un luxe mérité tandis que la voix flutée de l’ex première dame lui chantera les platitudes d’un barde bankable.
Que vaudrait la grande et belle vie, si elle était partagée par tous ? Elle perdrait le piquant de l’exceptionnel, de l’élection, du happy few. L’entre-soi a le charme corrompu de ces quartiers pour expatriés, grillagés et fermement défendus, où les indigènes des anciennes colonies ne pénètrent que pour garder les mômes, faire le ménage et arroser les jardins d’agrément des pilleurs de pétrole ou d’uranium. Tu ne fais pas partie du club des goinfrés ? Tu regardes tout ça par la petite lucarne des magazines à grand tirage ? Alors, pour toi, ce sera la dolce vita mère !