La mise en place de Cassiopée, un système informatique dont vont s’équiper les tribunaux, a été officialisée le 11 mai dernier. Sans l’avis de la Cnil, ni des magistrats, qui craignent l’arrivée d’un nouveau fichier.
Malgré les difficultés constatées à Bordeaux, les bugs ou les enjeux, le déploiement à marche forcée de Cassiopée, un outil de traitement informatique destiné à remplacer et absorber les applications de tous les tribunaux français et à s’interconnecter avec les fichiers de police et de gendarmerie, se poursuit. Le décret publié le 11 mai au JO démontre que ce programme fait d’ores et déjà partie des priorités du successeur de Rachida Dati.
La première réunion de l’Observatoire du déploiement de Cassiopée, qui s’est tenue à la chancellerie le 7 mai dernier, ne laisse aucune place au doute : magistrats et fonctionnaires de justice n’ont pas leur mot à dire. La promesse qui leur avait été faite à Bordeaux, lors de la grève de début avril, d’une réunion mensuelle de l’observatoire ne sera pas respectée, puisque sa prochaine réunion est fixée à octobre.
Autre signe de la volonté de passer en force : la publication au JO du décret co-signé par François Fillon et Rachida Dati, sans publication simultanée de l’avis de la Cnil, la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Or, cet avis, avec lequel la Chancellerie est en désaccord, souligne notamment « l’absence de sécurisation » de l’accès aux données confidentielles, la porte grande ouverte aux pratiques de tricoche que Bakchich et la Cnil ont dénoncé à propos du fichier Stic du ministère de l’Intérieur, auquel Cassiopée sera interconnecté…
Soucieuse de transparence, la Chancellerie a précisé à Bakchich qu’elle s’est entourée de toutes les précautions d’usage en matière de programmation informatique. Elle a notamment fait procéder à un audit technique des travaux de son prestataire Atos. Toujours selon la Chancellerie, la société Sopra considère que la conception de Cassiopée est correcte. Sopra a également validé l’optimisation de la base de données en tâche continue, réalisée par la société Oracle. Malgré toutes ces précautions, le déploiement continuera en 2009 dans de petites juridictions, afin d’empêcher une implosion du système judiciaire, à Amiens, Agen, Poitiers, Bellay, en contournant soigneusement les grandes juridictions, à savoir la région parisienne, Marseille - Aix, Lyon, Toulouse et Montpellier, qui ne seront aspirées par Cassiopée qu’entre 2010 et 2011.
Derrière le simple outil informatique, tout défaillant qu’il soit, se cache en fait un autre enjeu, de taille celui-là. Cassiopée est-il, oui ou non, un fichier supplémentaire dans notre belle démocratie déjà bien pourvue en la matière ? La Chancellerie et les membres du projet le soutiennent : Cassiopée est un simple outil informatique, qui n’a pas vocation à ficher qui que ce soit. Et c’est justement pour cette raison que le décret du 11 mai dernier n’a pas tenu compte de l’avis de la Cnil.
Mais ce discours est largement contesté par Olivier Joullin, vice-président du Syndicat de la magistrature (SM) et lui-même magistrat au TGI de Bordeaux. « On est face à un double discours. Cassiopée n’est pas un simple logiciel, il va beaucoup plus loin : statistiques, saisie par tous les opérateurs de la chaîne pénale (c’est-à-dire du flic au procureur en passant par le greffier, ndlr). À ce niveau, ça devient clairement un fichier. » Détail révélateur : le décret stipule noir sur blanc : « [Cassiopée] peut enfin avoir pour objet l’exploitation des informations recueillies à des fins de recherches statistiques. » Derrière ce concept neutre en apparence transparait un redoutable instrument de flicage de l’ensemble des magistrats, du parquet comme du siège. La Chancellerie, ou le conseiller justice à l’Elysée, en tripotant son clavier, saura instantanément quel magistrat applique à la lettre les fameuses peines plancher, ou qui se montre peu empressé à sévir selon les circulaires…
Cassiopée est destiné à être connecté au Stic, le tristement célèbre fichier de la police et à son homologue chez les pandores, le Judex. « La Cnil, comme nous, imaginait que Cassiopée nettoierait le Stic, précise Olivier Joullin. En réalité, ça ne nettoiera rien du tout, ça va seulement prolonger le bazar du Stic. »
Autre vice, et pas le moindre dans le contexte de reprise en main du pouvoir judiciaire par l’exécutif, Cassiopée est la porte ouverte à toutes les dérives d’une mainmise de la Chancellerie. De par sa structure même, car « Cassiopée a été conçu comme un bureau d’ordre national, qui permette de tout savoir en temps réel », explique Olivier Joullin. Christian de Rocquigny, substitut du procureur au TGI de Bordeaux et magistrat référent sur Cassiopée, ne dit pas autre chose : « c’est surtout, à l’origine, un outil statistique », concède-t-il, avant de préciser : « qui, au bout de la chaîne pénale, ne marche pas pour l’instant, mais apportera nombre d’avantages. » Le danger ? Que la consultation des données personnelles soit utilisée à d’autres fins que strictement judiciaires. « C’est un fichier, comme le Stic, qui pourra servir à fragiliser ou décrédibiliser quelqu’un, explique olivier Joullin. Il peut même servir à une déstabilisation politique. Imaginons une hypothèse : le ministre, par exemple, veut avoir des informations sur une personne, il n’a qu’à interroger un procureur qui peut lui faire remonter tout cela… » C’est ce versant-là de Cassiopée qui a de quoi préoccuper, d’autant plus quand on lit dans le décret l’article suivant (R.15-33-66-2) sur la nomination des dirigeants du système : « Le traitement Cassiopée est placé sous le contrôle d’un magistrat du parquet hors hiérarchie, nommé pour trois ans par arrêté du Garde des Sceaux, assisté par un comité de trois membres nommés dans les mêmes conditions. » Un modèle d’indépendance, donc… La fin de cet article est le clou final du décret, « Ce magistrat peut ordonner toutes mesures nécessaires à l’exercice de son contrôle, telles que saisies ou copies d’informations. » Décidément, ce trou noir de Cassiopée menace de tout engloutir, y compris les fondements de l’indépendance judiciaire.
Et si, de surcroit, les recommandations de la commission Léger, téléguidée par l’Elysée et supprimant le juge d’instruction, sont votées au Parlement et validées par le Conseil constitutionnel, Orwell et Big Brother seront bientôt obsolètes.
Mine de rien, la controverse à propos de Cassiopée a donné lieu le mois dernier à une jolie – et totalement inédite – passe d’armes entre la Cnil et le ministère. Le 11 mai, donc, le décret est publié au Journal officiel, sans l’avis de la Cnil, pourtant saisie sur ce sujet. « C’est extrêmement étonnant, témoigne Olivier Joullin. C’est même un motif d’annulation du décret. » La Cnil, furax, décide alors de publier son avis directement sur son site=455&tx_ttnews[backPid]=1&cHash=377234e4a4] – une première, là encore –, le 13 mai dernier. Alors, est-ce une stratégie de passage en force ? « Pas du tout, explique Christian de Rocquigny. Stéphane Hardouin (chef du projet Cassiopée au ministère, ndlr) n’a pas publié l’avis de la Cnil, car, pour la Chancellerie, ça n’est pas du ressort de la loi informatique et libertés de 78. » En clair : Cassiopée n’est pas un fichier. Pour vous faire une opinion à ce sujet, relisez l’article…
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