La mise en place d’un système informatique dans les tribunaux français soulève bien des controverses. Son opacité et son inefficacité provoquent la pagaille dans nos juridictions.
Cassiopée, un nom qui porte beau. L’irruption de cette constellation, ou plutôt de cette nébuleuse, dans l’univers judiciaire, a de quoi aiguiser la curiosité ce super-programme informatique. Destiné à remplacer et absorber les applications des tribunaux français, à rationaliser et centraliser la chaîne pénale, à s’interconnecter avec les fichiers de police et de gendarmerie, à produire des statistiques, le super-programme Cassiopée a tout pour plaire aux tenants d’une répression sans faille et inquiéter les défenseurs des libertés individuelles.
Son démarrage opérationnel, initié en 2008, s’apparente pour certains au big bang favorisant l’avènement de Big brother, pour d’autres à un trou noir menaçant de paralyser durablement le fonctionnement de la justice. Le ministère se félicite, pour sa part, de moderniser enfin la justice au rythme de quatre tribunaux de grande instance (TGI) par mois convertis à Cassiopée à partir de l’été 2009.
Cassiopée est resté confiné dans la sphère judiciaire pendant huit ans. Aucune dépêche de l’AFP, pas d’article de presse, ni de déclaration politique, ni question au Parlement… Étonnant pour un phénomène de cette ampleur, appelé à refondre de fond en comble le fonctionnement de la justice en France. Petit retour en arrière.
En 2001, la saturation prévisible des systèmes fonctionnant séparément dans chaque tribunal, amena le secrétariat général du ministère de la Justice à lancer des études, à rédiger un cahier des charges fort complexe et à préparer des appels d’offre pour simplifier tout le barnum. Selon la chancellerie, contactée par Bakchich, le contrat Cassiopée fut signé en 2004, avec le moins-disant – en gros le moins cher –, la société de services informatiques Atos Origin, pour un montant de 33 millions d’euros. Un chiffre qu’il faudra sans doute réviser à la hausse, tant les nouveaux devis se succèdent dès que le ministère demande une modification à Atos. Le marché prévoyait la réalisation, la maintenance et l’amélioration du système, ainsi que la formation des personnels.
En 2008, les premiers tribunaux passent sans bruit sous Cassiopée, Caen, Rouen, Alençon (voir la vidéo), Angoulême. Arrive le tour d’une grosse juridiction, connue pour son rendement, Bordeaux, en janvier-février dernier. La capitale de l’Aquitaine est aussi le lieu où Gilbert Azibert, actuel secrétaire général du ministère de la Justice, a fait une bonne part de sa carrière, à la tête de l’École nationale de la magistrature, puis procureur général.
Pour la procureure d’Alençon, le bilan de l’installation de Cassiopée est « globalement positif ». Une rengaine proche de la méthode Coué, fortement contestée par les syndicats :
Signe de l’adhésion des masses, début mars, une grève « anti-Cassiopée » est déclenchée par les fonctionnaires de justice du TGI de Bordeaux, mouvement lancé à l’initiative d’une entente syndicale ; la CFDT, l’USAJ (Union syndicale nationale justice) et le Syndicat de la magistrature et la CGT paralysant l’activité du tribunal. Bien qu’aucun média n’en ait rendu compte, ce premier vrai blocage du déploiement de Cassiopée suscite une réaction immédiate de la chancellerie. Toutes affaires cessantes, le patron du projet Cassiopée, le magistrat Stéphane Hardouin, descend à Bordeaux où il préside, le 5 mars à la Cour d’appel, une réunion de crise avec les organisations syndicales et les chefs de cours. Durant ce conclave sont évoqués les principaux défauts du système, auxquels sont quotidiennement confrontés les utilisateurs, ce qui les amène à réclamer la suspension du déploiement du logiciel Cassiopée jusqu’à ce que sa fiabilité soit avérée (voir encadré).
Au cours de la réunion, M. Hardouin ne nie pas les difficultés qu’il attribue à trois facteurs : la reprise imparfaite des données (des logiciels précédents), des anomalies ou incomplétudes de l’application et les difficultés du personnel à s’adapter à l’application et à ses conséquences organisationnelles. Est aussi abordée, à la demande d’Olivier Joulin, représentant du Syndicat de la magistrature l’état de la relation entre le ministère et le prestataire, Atos. L’ensemble des utilisateurs considérant que le prestataire s’abstient, sous divers prétextes, de corriger les graves défauts qui lui sont signalés.
M. Hardouin indique que le SG (secrétariat général) et la DSJ (Direction des services judiciaires) ont décidé de faire pression sur Atos, par des pénalités et des suspensions de paiements. À ce propos, la chancellerie a précisé à Bakchich que sur les 33 millions d’euros du contrat, seuls 20 millions ont été effectivement versés à Atos. Toutefois M. Hardouin considère que la pression, si elle peut être efficace sur des considérations techniques, un vrai problème existe pour les améliorations, car il s’agit d’un marché à bon de commande où le prestataire peut mettre du temps à présenter un devis, voire en présenter un d’un montant inadmissible… Ce qu’Atos ne se prive pas de faire.
Fin avril. Alerté et curieux de ce mystérieux trou noir qui a commencé à aspirer une partie du TGI de Bordeaux, Bakchich prend rendez-vous sur place avec trois membres du personnel administratif. Plongée dans les méandres, des couloirs interminables où il faut badger tous les trois mètres, jusqu’à un bureau aux rideaux tirés, où les dossiers sont empilés.
La discussion s’engage. « Ça a commencé début février, ils sont venus à six binômes pour installer et former les quatre-vingts personnes concernées par Cassiopée. Ils nous vendaient le logiciel, on aurait dit des vendeurs d’aspirateurs. Rien ne fonctionnait. Ça a paralysé le tribunal. », lâche la première.
Une autre fonctionnaire décide de comparer par l’exemple les deux logiciels : l’ancien et Cassiopée. « Prenons un justiciable, Sébastien X, aux nombreuses casseroles : 28 dossiers. Pour chacun, je vois tout : si l’affaire est terminée, suspendue - en appel par exemple - et beaucoup d’autres informations. Maintenant, regardez Cassiopée : tous les dossiers ne sortent pas ! On sait pas si une affaire est terminée, on sait rien ! » Les risques d’erreur sont ainsi démultipliés. Détention provisoire, récidive, « même un mandat d’arrêt peut nous échapper, c’est grave ! » Résultat : tout est refait, vérifié à la main. Une surcharge de travail immense, et des problèmes tels que douze des quatorze cabinets d’instruction, ainsi que les services de l’assistance éducation, qui relèvent du juge pour enfants, l’ont d’ores et déjà abandonné.
Pour le reste, « le ministère ne veut pas suspendre l’implantation. » Le choix du TGI de Bordeaux pour expérimenter Cassiopée dans une juridiction de grande envergure relève avant tout du politique. « Ici, c’est connu pour être un tribunal qui fait du chiffre. On est une des régions où il y a le plus de contrôles. Et le but de Cassiopée, c’est avant tout de faire des statistiques pour le ministère… Mais là, je sais pas ce que ça va donner leurs stats… » Que nos trois fonctionnaires se rassurent : personne ne le sait…
B.K.
Atos Origin, une des grandes Sociétés de service informatique françaises (SSII), a défrayé la chronique en 2008. Une association baptisée Les Arvernes, qui se présente comme un groupe de défense des intérêts industriels français, a déposé le 3 décembre une plainte contre X, en raison de soupçons de corruption au sein d’Atos-Origin et contre le paiement d’un parachute doré à son ancien patron.
Au centre de la plainte, le conflit qui, au printemps dernier, opposa le président du directoire du groupe, Philippe Germond, aux fonds Centaurus et Pardus. Celui-ci avait affirmé que Pardus aurait proposé 70 millions d’euros aux membres du directoire pour prendre le contrôle du groupe et le démanteler. M. Germond est remplacé depuis la mi-novembre 2008 par l’ancien ministre des Finances Thierry Breton.
Concernant Cassiopée, et les critiques dont Atos est l’objet, Bakchich, malgré des tentatives répétées par téléphone et mail, n’est pas parvenu à obtenir la moindre réaction. Pas même un commentaire sur la confidentialité inhérente à ce type de contrats. Ce silence persistant contraste curieusement avec l’accessibilité dont fait preuve la chancellerie.
Un ancien garde des Sceaux explique à Bakchich que, de son temps, Cassiopée relevait du secrétaire général de son ministère, et qu’il n’avait donc pas eu connaissance d’éventuelles modifications et/ou extensions du programme pendant son séjour place Vendôme.
Reste cette question récurrente que se posent de nombreux connaisseurs du programme Cassiopée : pendant son séjour Place Beauvau, Nicolas Sarkozy, adepte de la culture du résultat, et qui n’avait pas ménagé ses critiques sur le laxisme des magistrats, a-t-il influé sur le périmètre du protéiforme programme Cassiopée ?
M. Pascal Clément considère que l’actuel secrétaire général du ministère de la Justice, M. Gilbert Azibert, ancien procureur général à Bordeaux, avait toutes les compétences requises pour accomplir sa mission, la mise en œuvre de Cassiopée.
Toutefois, l’ancien ministre n’exclut pas qu’une sorte de malédiction s’abatte sur l’informatique judiciaire française. Il se souvient qu’il y a une vingtaine d’années, la justice fut totalement paralysée pendant des semaines lors de l’informatisation des tribunaux… Cela suffira-t-il à exonérer et le ministère et Atos de la prévisible chaîne de ratages ?
À lire ou à relire sur Bakchich.info :
Entre les mains du gds
Qui sont-ils dans cette procédure sabotée pour enterrer une escroquerie de 30 MF
une société du cac40
un homme de presse connu de tous
deux acteurs d’un secteur en difficulté récurrente.
Et en plus bakchich a le dossier depuis quelques jours !!!