Le mythe Dillinger revu par Michael Mann dans "Public Enemies" : un bel objet numérique au scénario inexistant.
Lors du premier braquage de Public Enemies, Johnny Depp saute par-dessus le guichet de la banque. Le plan est très bref, deux à trois secondes. La caméra filme en contre-plongée, Johnny s’envole, quasiment au ralenti. Son regard dur comme l’acier, son corps en apesanteur, le mouvement de sa redingote, le chapeau vissé sur la tête, la mitraillette dans la main droite, tout est parfait, sublime, comme si l’image avait été conçue sur un ordinateur, un peu comme dans Matrix quand Keanu Reeves est remplacé par un avatar numérique. Combien a–t-il fallu de prises pour mettre en boîte ce plan ? Pour que le regard de Johnny Depp soit assez sombre, pour que l’arme automatique reste bien droite, pour que le drapé du manteau flotte ? Et l’on en vient à penser que Michael Mann le formaliste a réalisé Public Enemies pour ce plan (et j’espère quelques autres). Des plans à couper le souffle, des plans jamais vus, des plans comme dans un rêve.
Pour obtenir ces plans, il a embauché une équipe de caïds, dont Dante Spinotti à la photo, tourné avec les dernières caméras HD, mais sacrifié quelque chose qui semble de moins en moins essentiel à son cinéma : un scénario !
Etats-Unis, Grande Dépression. Le pays est ruiné et John Dillinger, pilleur de banques, devient l’idole des pauvres, des sans-grades, des perdants. Narguant les autorités, Dillinger mène une série d’attaques imparables et s’échappe en utilisant copieusement des armes automatiques dernière génération et de puissantes Ford V8 (Dillinger, comme Clyde Barrow, écrira une bafouille de félicitations à Henry Ford pour l’excellence de son véhicule : « Ta bagnole est magnifique », et lui proposera même le slogan publicitaire suivant : « Avec une Ford, vous sèmerez n’importe quelle bagnole ». Véridique !). Tandis que sa notoriété croît, le jeune John Edgar Hoover, chef du FBI aux dents longues, va mettre tout en œuvre pour l’arrêter et lance l’agent Melvin Purvis à ses trousses.
Première image, premier choc : un film d’époque tourné en numérique haute définition. L’idée est décalée, géniale, le rendu stupéfiant grâce à la nouvelle caméra HDC-F23 de Sony et la XDCAM-EX1. Finie l’image filtrée, élégante ou cotonneuse style L’Echange ou La Môme, Mann le peintre nous plonge dans l’hyper-réalisme, invente le futurisme rétro. La caméra portée à l’épaule comme dans un doc, le grain de peau des visages, l’incroyable profondeur de champ, la densité de nuit : j’avais l’impression d’être propulsé au cœur des années 30. Mann est vraiment un des grands formalistes de notre époque et chacun de ses films ressemble à une nouvelle étape vers la perfection.
Mais si la forme est rutilante, le fond est une véritable catastrophe. Ecrit par Mann et deux nullards (Ronan Bennett, auteur de Lucky Break, et Ann Biderman, Copycat), le scénario de Public Enemies se résume à une vague course-poursuite entre Dillinger et un flic coriace. Mann passe à côté du contexte historique, de la complexité de Dillinger, qu’il tente de faire passer pour Robin des Bois, ce qu’il n’était pas, des personnages secondaires, ouvre des voies qu’il abandonne aussitôt, notamment avec Hoover, s’embrouille et nous perd avec une narration chaotique.
Il n’y a pas d’aspérité, pas de chair. Et pas d’émotion. Les personnages sont des silhouettes en costard, des fantômes, des stéréotypes : l’ennemi public N°1 est cynique, le flic tenace, la fiancée énamourée… De leurs motivations, de leurs rêves, de leurs vies, on ne saura quasiment rien. Les membres du gang de Dillinger sont à peine esquissés et l’on a même du mal à les reconnaître. Dillinger aime quant à lui la vitesse, les belles sapes, les filles, il veut tout, tout de suite. Point final. Incarnée par Marion Cotillard, Billy Frechette n’existe quasiment pas à l’écran, mais il faut dire que Mann n’a jamais été intéressé par les personnages féminins.
Avec des personnages aussi inconsistants, les acteurs n’ont pas grand-chose à jouer. Johnny Depp, excellent comédien, arbore une espèce de rictus étrange pendant tout le film, Christian Bale tire la gueule comme dans Terminator et Cotillard se contente de sourire bêtement. Quand je repense aux performances de Pacino et de De Niro dans Heat, il y a de quoi être déçu. D’ailleurs, dans mon coma, j’ai eu plusieurs fois l’impression d’assister à un remake costumé et raté de Heat. De son sublime polar de 1995, Mann repique des scènes entières, reproduit des ambiances, brode sur les mêmes thèmes.
Dans une séquence du début, Dillinger tabasse un complice psychopathe, mais le laisse vivre, comme De Niro avec le dingue qui causera sa perte. Les braquages sont calqués sur ceux de Heat et Mann ne fait jamais voir dans le même plan Johnny Depp et Christian Bale, comme lors de l’anthologique champ/contre-champ de sept minutes entre De Niro et Pacino, deux ennemis que tout oppose. Mann est un perfectionniste obsessionnel et il adore, comme un peintre, refaire, retoucher, repeindre inlassablement les mêmes motifs. Miami Vice était l’adaptation de la célèbre série TV Deux flics à Miami et Heat était déjà le remake d’un téléfilm, L.A. Takedown.
Vous l’aurez compris, avec Public Enemies, Mann recopie, bégaie, radote. De ce film malade, où la forme dévore le fond, il me restera un plan sur des nuages, un autre sur un regard, et une question quasi-existentielle : pourquoi le titre est-il au pluriel ?
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