Takeshi Kitano ressort les flingues et dessoude des yakuzas psychopathes, imbéciles et racistes. Un très grand film, en forme de jeu de massacre cruel et burlesque. Définitif.
Bon, je ne vais pas vous mentir : Takeshi Kitano est un de mes chouchous, un des talents les plus purs, les plus originaux qui aient éclos dans les années 90. De plus, ce qui ne gâte rien, Kitano est à la ville un être affable, délicat et très drôle. Je me rappellerai toujours sa tête d’enfant déconneur quand il me racontait, en japonais, of course, une bonne blague (son accident de scooter, ses histoires de yakuzas…) et qu’il se marrait sous cape en attendant que je pige, grâce à son imperturbable traducteur, la teneur de ses propos. Un grand moment.
Des grands moments, j’en ai également vécu plusieurs au cinéma grâce à lui. Son interprétation du sergent Hara dans Furyo et son premier film projeté à Cannes, Sonatine, dans l’indifférence générale, avec la certitude d’avoir repéré une perle, un diamant parmi toutes les merdes du festival. Une œuvre à la fois poétique, barbare, contemplative, burlesque, un film comme on en voit tous les dix ans ! Puis dans le désordre Violent Cop, Jugatsu, A Scene at the Sea ou le chef-d’œuvre du maître, Hana-bi, Lion d’or à Venise, un poème fulgurant où il incarne un flic irascible et cogneur – comme d’hab – qui accompagne sa femme jusqu’à la mort. Depuis, Kitano a emprunté des chemins de traverse, abandonné ses films existentiels et désespérés de yakuzas pour un hommage sanglant et musical à Zatoichi, le samouraï aveugle et une série de films mi-arty, mi-loufoque, pas toujours très convaincants, comme Dolls, ou la trilogie Takeshi’s, Glory to the Filmaker et Achille et la tortue. Dix ans après avoir déserté le genre qui a fait sa gloire (Aniki mon frère remonte à 2000), Kitano revient enfin aux affaires et signe un nouveau film de yakuza.
Dans Outrage, Takeshi Kitano interprète le rôle d’un modeste yakuza, Otomo. Lors d’une réunion au sommet entre tous les chefs d’un clan de yakuzas, Ikemoto se voit accusé par le big boss de frayer avec un chef rival, Murase. Sénile, capricieux et complètement ravagé, le boss joue le parrain magnanime et semble pardonner à Ikemoto, tandis qu’Otomo se voit intimer l’ordre d’affaiblir Murase en faisant intrusion dans son territoire. Sans le vouloir, Otomo va déclencher une réaction en chaîne incontrôlable, un meurtre entraînant un autre, un règlement de compte déclenchant un carnage en retour…
Outrage est un pur objet de mise en scène. Le travelling latéral qui ouvre le film – en Scope, une première chez Kitano - balaie une rangée de grosses berlines noires et de gangsters en costards sombres, le visage fermé, imperturbable. Comme Stanley Kubrick dans Full Metal Jacket, Kitano va ériger un enfer géométrique composé de lignes de fuite, de droites, de lignes parallèles qui évoquent l’abstraction d’un Mondrian. Car, ne l’oubliez pas, Kitano est aussi un peintre. Les routes, les voies de chemins de fer, les portes, les fenêtres, les néons, délimitent et barrent les cadres et se resserrent autour des protagonistes, prisonniers de cette histoire bouffonne où tout le monde tue tout le monde. Dans ces espaces-prisons, les personnages, véritables particules en folie, s’explosent, sortent du cadre en vomissant leur sang-pigment et maculent la toile comme un dripping gore à la Jackson Pollock.
Dans une lumière bleu acier, Kitano pousse à fond la stylisation du film de yakuza. Il (dé)gomme tout : le lyrisme, l’action (une poursuite de voitures dure 10 secondes !), la poésie, les dialogues, l’identification est même impossible. Il ne reste que des silhouettes-robots qui s’agonisent d’injures (BAKAYAROOOO !) et se dessoudent sans la moindre émotion, en mode répétition, pour mieux souligner l’absurdité d’un monde qui tourne en rond, d’une humanité sadique, gangrenée par le pouvoir et l’argent.
Kitano, qui s’est offert un petit rôle, semble néanmoins se marrer au milieu du carnage et de la folie. Quand un rival ne parvient décidément pas à se trancher l’auriculaire avec un pauvre cutter, il explose de rire, avant de saisir l’engin et d’ouvrir le visage du malheureux. Il aura également cette réplique : « Il faut qu’un de nous survive pour voir ce qui va se passer. » Quasiment un philosophe au milieu de cette bande de tueurs dégénérés, racistes, débiles, esclaves de rituels et de codes de l’honneur barbares. En plus de déboulonner la statue du yakuza, Kitano dynamite le film de yakuza qui fait de ces ordures des personnages tragiques. Pas sûr que les amis yakuzas de Kitano apprécient…
Présenté à Cannes, Kitano s’est fait crucifier par la critique qui n’a parlé que de sa « violence gratuite et insupportable. » C’est vrai, Outrage est ultra-violent, insoutenable, et j’avoue que j’ai difficilement pu regarder certaines séquences, répétées encore et encore, pour mieux refléter la déshumanisation de notre société (car Kitano ne parle pas que des yakuzas, oui, oui !).
Chez Kitano, la violence est dégueulasse, terrifiante, elle fait mal. Physiquement. Quand je pense à ces Tartuffes qui allument Kitano et qui mouillent leurs petites culottes chez Tarantino. C’est tellement pop, décalé, fun, une Uma Thurman qui arrache les yeux, coupe les bras, les jambes, les têtes de 88 yakuzas, ou un Brad Pitt qui grave des croix gammées sur le front de raclures nazies. Voici ce qu’a dit Kitano a dit à Cannes ce sujet : « Pourquoi pensez-vous qu’Outrage scandalise autant les gens ? Parce que je ne glorifie pas la violence. Je la montre telle qu’elle est. Je voulais que le public ressente une partie de la douleur physique des personnages. C’est pour cela que j’ai joué sur des peurs que nous avons tous, notamment lors d’une scène chez un dentiste. Mon film est fait pour secouer. »
Un des grands films de l’année. Foncez !