Les juges italiens titillent à nouveau Berlusconi. Mais iront-ils jusqu’aux origines de son parti, Forza Italia, et ses liens avec Cosa Nostra… Bakchich publie des documents inédits du parquet anti-mafia de Palerme.
Article paru le 14 octobre 2009
À la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1945, et jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, l’Italie a été soumise au pacte de Yalta. Dans la nouvelle partition du monde, l’Italie devint ainsi un pays à « souveraineté limitée ».
Juste avant les nouvelles échéances électorales du 18 avril 1948, le président de la Démocratie Chrétienne Alcide De Gasperi rappelle les règles de la toute nouvelle République : « Les électeurs ne sont pas tout….. Au-delà de nos partis, il y a en Italie un ’quatrième parti’, qui peut ne pas avoir beaucoup d’électeurs, mais qui est capable de paralyser et anéantir tout effort…. »
Au cours des cinquante ans qui suivirent, le pays fut gouverné par le système démocrate-chrétien qui tenait en otage l’ensemble du « peuple de gauche » sous le chantage permanent d’un coup d’État… décrété par Washington. Nous savons aujourd’hui que les différentes tentatives de coup d’État qui eurent lieu en Italie depuis 1964 avaient un seul commanditaire : les États-Unis d’Amérique. Leurs relais dans la Péninsule s’incarnaient dans le réseau clandestin de l’OTAN, Gladio, dans la Mafia et dans la loge maçonnique occulte P2.
Cette dernière organisation, secrète et illégale, était un véritable État dans l’État. Elle comptait parmi ses membres tous les responsables des services secrets, 12 généraux des carabiniers, 5 généraux de la Guardia di finanza, 22 généraux de l’armée de terre, 4 généraux de l’armée de l’air, 8 amiraux de la marine nationale… sans oublier l’actuel président du conseil, Silvio Berlusconi ! À sa tête le vénérable maître Licio Gelli… Un homme au carrefour des réseaux occultes des pouvoirs : politiques, économiques, militaires…et mafieux.
1989, le mur de Berlin tombe et le pacte de Yalta avec. En Italie, soudainement, des juges dont on n’avait jamais soupçonné l’existence, apparaissent…et travaillent.
Le pays est gangrené par la corruption. 1992, l’opération mains propres ébranle le système démocrate chrétien. Le parti qui avait garanti la "stabilité" et « l’équilibre » ne survit pas au tsunami judiciaire. Les réseaux souterrains qui contrôlent le pays tremblent, leur référent politique qui les garantissait a disparu.
« Cela fait longtemps que toutes les conditions sont remplies pour un coup d’État finalisé à éliminer la racaille qui est en train de nous voler », s’exclame le grand maître de la loge P2, en octobre 1992, dans les colonnes de L’Europeo. « Savez-vous qui représente le seul espoir en ce pays à la dérive ? C’est Bossi », souligne le grand maître.
Umberto Bossi ,fondateur de la très xénophobe Ligue du Nord, prône la sécession, ou tout au moins, une Italie fédérale composée de macrorégions : le Nord, le Sud et le Centre.
En 1992, des mouvements « liguistes » font aussi surface dans le Sud de l’Italie : la Lega Pugliese, la Lega Marchigiana, la Lega Molisana, la Lega Meridionale et enfin, en 1993, voit le jour le mouvement Sicilia Libera, directement piloté par Cosa Nostra , selon la direction de l’investigation antimafia (DIA). Son programme ? « Parvenir à la réalisation de petits États dotés d’une grande autonomie …et transformer la Sicile en une “île heureuse du divertissement…” en ouvrant des salles de jeux », précisent les enquêteurs.
Le parquet de Palerme est chargé de faire la lumière sur : « Une association constituée par des représentants de Cosa Nostra, ayant l’objet de l’accomplissement d’actes de violence pour la sécession de la Sicile et d’autres régions … afin de faciliter l’activité de Cosa Nostra et d’autres associations de genre mafieux reliées à elle. »
« Le projet lié à Sicilia Libera s’est estompé au cours de 1994 » soulignent les enquêteurs, car la famille mafieuse des Graviano, tout comme Giovanni Brusca (le chef du commando qui assassinat le juge Falcone) et le boss Leoluca Bagarella « avaient décidé d’orienter l’appui de Cosa Nostra vers une autre formation politique ». Leoluca Bagarella, le numéro 2 de Cosa Nostra ayant expressément souligné qu’il « fallait appuyer Forza Italia », le tout nouveau parti fondé par Berlusconi.
Les magistrats arrivent à la conclusion que tous ces mouvements pivotent autour de personnages liés à la mafia, aux mouvements terroristes d’extrême droite et aux vénérables frères de la loge P2. Licio Gelli est défini comme l’épicentre de cette nébuleuse sécessionniste… Visiblement, pour le grand maître, mieux vaut la sécession, plutôt que de courir le risque de se retrouver subitement confronté à une République digne de ce nom. Licio Gelli travaillait justement pour fédérer tous les mouvements « liguistes ». À cet effet, il fonde, en 1993, avec son frère de la P2, l’ancien préfet Bruno Rozzera, la Ligue Italia : « contre la partitocratie et la magistrature ».
Rappelons-nous, en 1992, les juges portent à terme le maxi-procès contre Cosa Nostra. Les condamnations sont lourdes : 19 perpétuités. Quelques mois plus tard, les juges Falcone et Borsellino sont assassinés. Ensuite, la mafia lance une véritable campagne d’attentats terroristes sur le continent italien. Rome, Milan, Florence…
Derrière ces attentats : « une véritable stratégie de la tension », écrit le parquet de Palerme : « à l’intérieur de Cosa Nostra il a été retenu que…il était nécessaire la mise en œuvre d’une stratégie de la tension devant être réalisée aussi au moyen d’une campagne d’attentats aveugles… il a été proposé aux autres organisations criminelles du Sud (notamment, à la ‘ndrangheta et à la Sacra Corona Unita) d’adhérer à ladite stratégie… à la même période commencèrent à se former dans le Sud de l’Italie des nouveaux sujets politiques d’inspiration séparatiste… Fin 1993, Cosa Nostra a renoncé à la stratégie des massacres … presque simultanément, l’investissement dans le projet séparatiste a été abandonné et la restructuration des rapports de la criminalité organisée avec la politique a été poursuivie en détournant toutes les ressources vers le soutien d’une nouvelle formation politique nationale. »
Et, effectivement, une « nouvelle formation politique nationale » vient tout juste d’apparaître…. Elle a été fondée non pas par un homme politique, non c’est l’empereur des médias et la plus grosse fortune privée du pays, qui se transforme, soudainement, en homme providentiel. Un slogan des supporters de foot devient le nom d’un nouveau un Parti politique. 1994, Forza Italia est née.
Voici ce que prouve l’enquête. Le Parquet du département antimafia de Palerme estime que le plan subversif est prouvé, ainsi que sont prouvées les liaisons entre mafia, franc-maçonnerie et des appareils de l’État, et pourtant… visiblement, les magistrats n’avaient pas la force, à l’époque, pour instruire le dossier. Ils bottent en touche en estimant « pas assez prouvé » que cette association ait été mise en œuvre afin de « renverser la République ».
Le 10 mai 1994, Silvio Berlusconi, frère numéro 1 816 de la loge antirépublicaine et putschiste P2, est devenu le chef du gouvernement d’un pays européen majeur.
l Pubblico Ministero
Ayant lu les actes de la procédure pénale n. 2566/98 Reg. N.R. contre :
1) GELLI Licio, nato a Pistoia il 21.4.1919 ;
2) MENICACCI Stefano, nato a Foligno (PG) il 4.10.1931 ;
3) DELLE CHIAIE Stefano, nato a Centurano di Caserta (CE) il 13.9.1936 ;
4) CATTAFI Rosario, nato a Barcellona Pozzo di Gotto (ME) il 6.1.1952 ;
5) BATTAGLIA Filippo, nato a Messina l’8.2.1950 ;
6) RIINA Salvatore, nato a Corleone il 16.11.1930 ;
7) GRAVIANO Giuseppe, nato a Palermo il 30.9.1963 ;
8) GRAVIANO Filippo, nato a Palermo 27.6.1961 ;
9) SANTAPAOLA Benedetto Sebastiano, nato a Catania il 4.6.1938 ;
10) ERCOLANO Aldo, nato a Catania il 14.11.1960 ;
11) GALEA Eugenio, nato a Catania l’8.6.1944 ;
12) DI STEFANO Giovanni, nato a Petrella Tefernina (Campobasso) l’1.7.1955 ;
13) ROMEO Paolo, nato a Gallico (RC) il 19.3.1947 ;
14) MANDALARI Giuseppe, nato a Palermo il 18.8.1933.
… Pour avoir, avec des conduites occasionnelles diverses mais convergentes vers un identique but, promu, constitué, organisé, dirigé et/ou participé à une association, promue et constituée à Palerme même par des représentants du sommet de Cosa Nostra, et ayant l’objet de l’accomplissement d’actes de violence à but de subversion de l’ordre constitutionnel, afin - entre autres - de déterminer, grâce aux susdites activités, les conditions pour la sécession politique de la Sicile et d’autres régions méridionales du reste de l’Italie, afin aussi de faciliter l’activité de l’association mafieuse Cosa Nostra et d’autres associations de genre mafieux reliées à elle sur les territoires des régions méridionales du Pays.
Faits commis à Palerme (lieu de la constitution et centre opérationnel de l’association de malfaiteurs dénommée Cosa Nostra) et en d’autres lieux, à une époque antérieure et proche de 1991 et par la suite.
Gelli, Menicacci, Delle Chiaie, Cattafi, Battaglia, Di Stefano e Romeo, aussi :
… pour avoir contribué au renforcement de l’association de genre mafieux dénommée « Cosa Nostra », ainsi qu’à la poursuite des buts de celle-ci, notamment en participant au projet et à l’exécution d’un programme de subversion de l’ordre constitutionnel à réaliser aussi grâce à l’accomplissement d’actes de violence afin - entre autres - de déterminer, au moyen des susdites activités, les conditions pour la sécession politique de la Sicile et d’autres régions méridionales du reste de l’Italie, poursuivant ainsi le but de déterminer le renforcement et la consolidation définitive du pouvoir criminel de Cosa Nostra et d’autres associations de genre mafieux reliées à cette dernière sur les territoires des régions méridionales du Pays.
Le 21 mars 2001, le Parquet du département antimafia de Palerme estime que le plan subversif est prouvé, ainsi que sont prouvées les liaisons entre mafia, franc-maçonnerie et des appareils de l’État. C’est un fait.
Par contre, il n’estime pas assez prouvé que cette association ait été mise en œuvre afin de renverser la République…et en effet l’issue finale en fut une autre avec l’arrivée de Forza Italia !
Le Parquet demande donc, "l’archivage" de la procédure…une procédure qui retiens " qu’il est suffisamment prouvé" :
"- qu’entre fin 1991 et début 1992, ont eu lieu des réunions entre les chefs de Cosa Nostra des différentes provinces pour décider l’approbation d’une profonde restructuration des rapports avec la politique qui s’articulait en deux étapes : la mise à zéro des rapports avec les référents traditionnels et la création des conditions les plus favorables pour la naissance de nouveaux sujets politiques qui devaient être des interprètes directs des instances de la criminalité organisée et des intérêts convergents à ces dernières de ce qui a été défini le « système criminel » ;
qu’à l’intérieur de Cosa Nostra il a été retenu que, pour atteindre ces objectifs il était nécessaire la mise en œuvre d’une stratégie de la tension devant être réalisée aussi au moyen d’une campagne d’attentats aveugles qui aurait déterminé des effets déstabilisants ;
qu’à la même période il a été proposé aux autres organisations criminelles du Sud (notamment, à la ‘ndrangheta et à la Sacra Corona Unita) d’adhérer à ladite stratégie ;
que, à l’intérieur de Cosa Nostra, il a été supposé que ce but aurait pu être réalisé grâce à l’exacerbation des instances séparatistes historiquement latentes en Sicile et l’exploitation du succès politique de la Ligue du Nord, afin de favoriser la sécession de la Sicile et des autres régions méridionales d’Italie du reste de la Nation, considérant ainsi de mieux pouvoir gérer en environnement politique les intérêts illicites du « système criminel » ;
qu’à la même période commencèrent à se former dans le Sud de l’Italie des nouveaux sujets politiques d’inspiration séparatiste ;
que la constitution des nouveaux mouvements politiques méridionalistes était principalement inspirée par les personnages liés à la franc-maçonnerie et à la criminalité organisée ;
que ces nouveaux mouvements politiques ont établi des rapports avec la Ligue du Nord ;
qu’à l’intérieur de la Ligue du Nord, surtout à ses origines, étaient présents des personnages influents liés à la franc-maçonnerie ;
que, dans les années immédiatement successives à l’élaboration du projet de « restructuration violente » des rapports de la criminalité organisée avec la politique, ont été mis en œuvre des homicides et des massacres avec le but de mettre à zéro les rapports avec les anciens référents politiques et de déterminer des effets de déstabilisation dans le Pays ;
que parmi les principaux protagonistes de cette stratégie politico-criminelle étaient présents non seulement des adhérents à Cosa Nostra (à commencer par Totò Riina), mais aussi des sujets « extérieurs » liés à celle-ci, comme Licio Gelli (indiqué par certains collaborateurs comme le « metteur en scène » du projet, et certainement un protagoniste actif du phénomène des ligues méridionales) ;
que soudainement, fin 1993, Cosa Nostra a renoncé à la stratégie des massacres au moment de sa plus grande exacerbation ;
que, presque simultanément, l’investissement dans le projet séparatiste a été abandonné et la restructuration des rapports de la criminalité organisée avec la politique a été ensuite poursuivie en détournant toutes les ressources vers le soutien d’une nouvelle formation politique nationale."
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