En Italie, les séismes ravagent des dizaines de milliers de vies, mais profitent aux magistrats et autres fonctionnaires aux ordres de la Camorra.
Le séisme de magnitude 6,3 qui a frappé le centre de l’Italie le 6 avril 2009 a fait 294 victimes et laissé 40 000 personnes sans-abris.
Le 14 avril, Roberto Saviano a lancé un signal d’alerte. L’auteur de Gomorra a rappelé le tremblement de terre qui frappa en 1980 l’Irpinia, la zone montagneuse de la région Campanie, près de Naples : 2 914 morts et 280 mille sans-abris. Une catastrophe qui représenta, sans doute, une grande affaire pour la criminalité organisée.
« Ce qui représente une tragédie pour certains parmi cette population, devient pour d’autres une occasion, une mine sans fond, un paradis du profit », a souligné l’écrivain. Rappelons-nous : combien de milliards destinés à la reconstruction de la Campanie s’évaporèrent dans la nature ? Ou, plus précisément, atterrirent dans les poches des « parrains » de la région… Une région, où la Camorra, la mafia napolitaine, règne en maître. « Partout là où les maires et les administrateurs municipaux ne se sont pas pliés à la logique de la collusion, la Camorra n’a pas hésité à faire usage de la violence. C’était le cas pour l’assassinat, le 11 décembre 1980, du maire de la ville de Pagani, Marcello Torre qui s’était rendu "coupable" de ne pas avoir favorisé l’association criminelle pour l’attribution des marchés publics pour le déblaiement des décombres. Il s’agit d’une véritable exécution perpétrée à quelques jours du séisme, et qui constitue aussi un "signal" envers les administrateurs des communautés locales, auxquels on indique les "procédures" qui pouvaient être appliquées dans le cas de non-assujettissement ou de dissension », peut-on lire dans le « Rapport sur la Camorra » approuvé par la Commission parlementaire anti-mafia le 21 décembre 1993.
Dans les années 80, la Campanie était aussi le fief de Ciriaco de Mita, l’homme fort de la Démocratie chrétienne, qui fut l’un des grands acteurs de la reconstruction à la sauce napolitaine. « Justement à partir de l’affaire du tremblement de terre, De Mita créa un pouvoir local qui devint national. De Mita devint très puissant : secrétaire national de la Démocratie chrétienne et président du Conseil », souligne le journaliste Paolo Liguori, qui a conduit en 1988, une enquête détaillée pour le quotidien Il Giornale. Et pourtant… personne ne fut condamné. Il faut bien admettre que la justice a pris son temps avant d’amener à la barre les principaux responsables politiques accusés d’avoir joué un rôle dans la captation de l’argent public destiné à reconstruire la région sinistrée.
Ce n’est en effet qu’en 2002, 22 ans après le tremblement de terre, que le président du tribunal de Naples, Enzo Albano a décrété la mort d’un procès hautement politique. Parmi les accusés, deux anciens ministres de l’Intérieur, Vincenzo Scotti et Antonio Gava (Démocratie chrétienne - DC) ; deux anciens présidents de la région Campanie, Gaspare Russo et Antonio Fantini (DC) ; l’ancien vice-secrétaire national du parti socialiste, Giulio Di Donato ; l’ex-ministre de la Santé, Francesco De Lorenzo (Parti libéral italien) ; l’ex-ministre du Bilan, Cirino Pomicino (DC) ; l’ex-ministre des Aires Urbaines, Carmelo Conte (parti socialiste) ; les anciens députés Vincenzo Meo et Raffaele Russo (DC) ; ainsi que plusieurs entrepreneurs, parmi lesquels l’ex-président du club de foot de Naples (qui fit venir Maradona dans son club), Corrado Ferlaino. La majorité des accusés échappa donc à une condamnation, grâce à un principe juridique très simple : la prescription. Procureur de la République, Nunzio Fragliasso, commenta ainsi la sentence : « La prescription démontre que les faits étaient vrais, autrement il y aurait eu des acquittements en série ». « Aucun coupable, donc, pour ce mouvement d’argent, 32 milliards de lires de l’époque versés par les entrepreneurs aux politiques pour la reconstruction après le séisme. L’enquête du parquet est réduite en fumée, une enquête qui a produit en 1993 des rafales d’arrestations et qui fit dire aux procureurs qu’il y avait eu un mouvement de dessous de table vertigineux. Les ministères publics avaient demandé un siècle et demi de prison pour les accusés », souligne le journaliste de Repubblica, Giovanni Marino.
La justice italienne ne s’est jamais montrée très pressée pour conclure un procès qui a duré 5 ans… et pour cause : combien de magistrats avaient été impliqués dans les organismes chargés de distribuer les aides publiques, ou bien de vérifier et certifier les travaux de reconstruction ?
« Dans la période 1986-1993, les magistrats ordinaires qui exercent en Campanie ont obtenu 580 charges et missions », rappelle encore le Rapport sur la Camorra. « Ce fut la grande idée de De Mita », nous expliqua l’un des principaux accusés du procès-fleuve de Naples. Gaspare Russo, démocrate chrétien « de gauche », ancien maire de Salerne, ancien président de la région Campanie, était en fuite à Paris. Il était poursuivi pour différentes affaires, dont la « grande bouffe » de la reconstruction. Nous étions à la fin des années quatre-vingt-dix et nous l’avons rencontré à différentes reprises, avant son extradition en 2001.
« De Mita avait beaucoup de fantaisie, pour éviter d’être accusé de malversations dans la gestion des milliards destinés aux aides, il avait imaginé de proposer des places dans les différentes commissions chargées de la reconstruction à des magistrats », nous avait expliqué tranquillement Gaspare Russo, en observant distraitement les Champs Élysées depuis la terrasse du Fouquet’s. « Un magistrat, un fonctionnaire, habitué à percevoir un modeste salaire, soudainement voyait beaucoup d’argent, il changeait de statut social. Simplement, nous n’avions pas assez de places à offrir pour tous les magistrats de la région, et alors, que s’est-il passé ? Il s’est passé que ceux qui ont été laissés en dehors des commissions, devenaient envieux envers leurs collègues, qui, eux, pouvaient changer de voiture, de maison… Et c’est ainsi que nous nous sommes fait des ennemis au sein des juges. Moi, je crois que c’est l’envie et la vengeance de ces derniers qui a permis de déclencher l’offensive judiciaire qui nous a frappés de plein fouet en 1992. Croyez-moi, sans l’envie, l’opération mains propres n’aurait pas eu toute cette ampleur. Nous avons été torpillés par la vengeance des juges à qui nous n’avions pas offert des places ».
Une vengeance bien douillette car, au bout du compte, Gaspare Russo fut acquitté comme tous les autres responsables politiques. Mains propres ? Dans ce cas précis, une main a lavé l’autre… et tout le monde a été blanchi !
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