Le trafic de déchets toxiques mis au jour en Italie déborde bien au-delà de la Méditerranée. Et le lucratif commerce des bateaux-poubelles a prospéré jusqu’en Somalie.
La confession de Francesco Fonti, le membre de la ‘ndrangheta qui a révélé que l’organisation mafieuse avait coulé des bateaux chargés de déchets toxiques en Méditerranée (nos éditions du 22 avril et du 17 septembre), se poursuit. « Il y a eu bien d’autres naufrages, au moins trente. Les bateaux ont été coulés au large de la Calabre, mais aussi devant La Spezia et Livourne » » a précisé Fonti au procureur Bruno Giordano. Le « repenti » a en aussi affirmé que « différents acteurs politiques » seraient impliqués dans le trafic des déchets. Un trafic international.
« Je me suis rendu personnellement en Somalie en 1993 pour superviser un chargement de déchets toxiques », a précisé l’ancien membre de la’ndrangheta.
En 1994, justement en Somalie, à Mogadiscio, 2 reporters de la télévision italienne furent assassinés : Ilaria Alpi et Miran Hrovatin. Ils enquêtaient sur le trafic de déchets toxiques. Une commission d’enquête parlementaire avait été créée pour élucider le meurtre des deux journalistes. Entendu, Gianpaolo Sebri un acteur du trafic de déchets, qui collabore depuis quelques années avec les magistrats italiens, avait déclaré : « Je ne sais pas combien de déchets ont été envoyés en Somalie. La Somalie était devenue une nouvelle poubelle, et aussi le pays de destination de plusieurs cargaisons d’armes. Je sais que ces ‘affaires’ pouvaient se réaliser grâce à l’engagement des mafieux qui garantissaient la protection. Je sais que les Calabrais étaient très intéresses par la Somalie ». La Somalie, un pays au carrefour des trafics… selon ce qu’avaient vraisemblablement découvert, les journalistes Ilaria Alpi et Miran Hrovatin.
« Ilaria Alpi a touché au secret le plus jalousement caché en Somalie. La décharge de déchets payée avec de l’argent et des armes », écrivit, dans une lettre adressée aux journalistes Barbara Carazzolo, Alberto Chiara, et Luciano Scalettari de Famiglia Cristiana , Guido Garelli, condamné à une peine de 14 ans pour escroquerie et recel. Il parle en connaisseur. En effet Guido Garelli est à l’origine du projet « Urano », une opération d’envergure qui prévoyait « l’envoi d’une grande quantité de déchets dans un énorme cratère naturel qui se trouve dans le Sahara espagnol », comme le précise Gianpiero Sebri.
Sebri affirme qu’il existe une organisation très structurée en Italie, avec des ramifications dans toute l’Europe. A sa tête, selon Sebri « il y avait Nickolas Bizzio. Il était le chef du groupe grâce à ses entrées internationales ».
Nickolas Bizzio est un richissime homme d’affaires italo-américain résidant à Monaco. Il n’est pas très connu du grand public… mais nous l’avions « croisé », dans l’extrême sud de la Corse, sur l’île Cavallo. Sa luxueuse villa est située juste en face de celle de son ami le prince Vittorio Emanuele de Savoie.
Sebri raconte que lors d’une réunion de travail, qui se déroula à Milan pendant le printemps 1994, un homme des services secrets italiens, en parlant des « affaires » en Somalie, lui affirma « Nous avons arrangé cette journaliste communiste ». Ilaria Alpi et Miran Hrovatin venaient d’être assassinés.
Depuis les années 80, le magistrat italien Carlo Palermo enquêtait sur un trafic international d’armes et de drogue, dont la péninsule italienne figurait comme un centre névralgique important. Au cours de son enquête, Carlo Palermo eut aussi l’occasion d’interroger le « frère » de la loge P2 Giovanni Nistico’, qui occupa la fonction de responsable du service de presse de l’ancien président du Conseil italien Bettino Craxi. Nistico’ déclara au juge que l’ancien patron des services secrets italiens, le général et « frère » de la loge P2 Santovito, lui avait longuement parlé de la Somalie et, plus particulièrement, de ses intérêts en Somalie. « Berlusconi aussi, toujours selon ce que m’a confié Santovito », affirma Nistico’ au magistrat, « était intéressé à avoir une présence commerciale en Somalie ». (Commission d’enquête parlementaire sur la loge P2, volume 7, tome 4).
Le juge Palermo fut contraint d’abandonner son enquête. Le 2 avril 1985 il fut visé par un attentat à la voiture piégée, bourrée d’explosif. Le magistrat eut la vie sauve, mais un passant ainsi que ses deux fils furent tués par l’explosion.
« Vous rappelez-vous les noms de certaines sociétés utilisées par votre organisation ? »
A cette question, posée par nos confrères de Famiglia Cristiana, Sebri répond sans détours : « Pour les trafics avec Haïti, la société Bauwerk, dont le siège est au Liechtenstein et une filiale est au Liberia, fut utilisée. Pour le projet Urano, il a été utilisé la société Instrumag, et pour d’autres affaires la société Bidata, dont le siège est à Lugano. Je suis l’un de quatre associés de l’International Waste Group Europe, IWG Europa. Cette société dont le siège est à Dublin a l’exclusivité pour toutes les expéditions au départ du vieux continent. Il existe aussi deux autres sociétés qui opèrent [toujours dans l’écoulement des déchets toxiques, NDLR]. Il s’agit de IWG Argentine et de l’IWG Mozambique ». Pour ce qui concerne l’IWG Europe, les autres associés de Sebri sont Luis Ruzzi (directeur d’une clinique privée à Rome et consultant de l’ambassade argentine en Italie), le financier Diego Colombo et Nickolas Bizzio, l’homme d’affaires italo-américain, qui selon Sebri était le véritable chef de l’organisation « grâce à ses connaissances importantes, même si elles sont dangereuses ».
Il est vrai que Nickolas Bizzio fréquente beaucoup de monde. Très proche de l’ancien membre de la loge P2 Vittorio Emanuele de Savoie, il a aussi ses entrées dans la haute société monégasque, pays où il est résident. Mais les fréquentations de Bizzio ne s’arrêtent pas dans les luxueuses et discrètes demeures de la principauté. En effet, toujours selon Sebri, Bizzio entretient aussi des rapports avec le trafiquant d’armes international Mozner Al Kazar.
« Je l’ai connu à l’occasion des tractations concernant le Mozambique. Il m’a été présenté comme l’armateur qui devait fournir les navires pour le transport des déchets. Je ne l’ai vu que pendant une demi-heure, mais je ne savais pas vraiment qui il était », confirme Bizzio lors d’une interview accordée à Famiglia Cristiana en octobre 2000. Pourtant, dans la même interview, l’homme d’affaires s’empresse de démentir toutes les déclarations faites par Sebri à son encontre. A commencer par l’envoi de déchets toxiques au Mozambique : « Il s’agissait d’une hypothèse de travail. Il n’a jamais été possible de faire quoi que ce soit, car les normes pour l’exportation de déchets sont telles, de nos jours, qu’elles rendent la chose impossible d’un point de vue financier ».
« - Mais vous, monsieur Bizzio, vous êtes-vous déjà occupé de déchets toxiques ? lui demandent nos confrères de Famiglia Cristiana.
J’aurais aimé le faire. Savez-vous combien d’argent on gagne dans des affaires pareilles ? Chaque bateau, selon sa cargaison, peut valoir jusqu’à 50 millions de dollars de bénéfice net.
Vous paraissez désolé… lui glissent nos confrères.
Bien sûr, je suis un homme d’affaires et j’ai essayé d’agir dans ce domaine dans la légalité, sans jamais conclure quoi que ce soit, malheureusement, et même en y perdant de l’argent.
C’est quand même singulier qu’un homme d’affaires de ce niveau se soit intéressé autant à un secteur économique si spécifique, celui de l’écoulement des déchets toxiques, sans jamais arriver à concrétiser quoi que ce soit… » s’interrogent les journalistes italiens
A partir du 25 novembre 1997 jusqu’au 25 juillet 1998, à la suite des déclarations du "repenti" Sebri, le magistrat milanais Romanelli a autorisé une opération d’infiltration. Et voici les résultats des différentes écoutes réalisées par les fonctionnaires de la police judiciaire italienne. Le 18 septembre 1997, par exemple, les fonctionnaires de la PJ italienne écrivent : « Bizzio, pendant le déjeuner au restaurant raconte son expérience dans le domaine de l’écoulement des déchets toxiques en faisant référence à Haïti, à la Guinée et aux déchets toxiques provenant des bateaux ». Enregistré à son insu, il dit textuellement « cinq cents mille tonnes, 100 dollars par tonne… il y a sept ans… ils envoyaient 10 navires de 50.000 tonnes… » Quelques semaines plus tard (le 9 octobre 1997), Bizzio se fait une gloire de souligner : « Il y a quelque chose qu’il faut comprendre, moi dans ce secteur j’y suis depuis plusieurs années, j’ai été l’un des tous premiers, des tous premiers ».
Le 7 novembre 1997 une note de la PJ fait état que « dans le contexte de la typologie des déchets à envoyer à Maputo [au Mozambique, NDLR], Bizzio fait allusion à des matériaux nucléaires et lui-même affirme : « S’il arrive quelque chose, nous avons imaginé de couler le navire, dans le sens qu’il y aurait une tempête, comme par hasard… » » Le 7 novembre 1997, Bizzio parle du continent africain : « Il y a des pays en Afrique où on pourrait envoyer tout ce qu’on veut…, car c’est la nature même qui s’occupe de tout recycler… c’est la nature même, le degré d’humidité, la chaleur, les mouvements de la terre, des sables… C’est la nature qui pense à les avaler [les déchets toxiques, NDLR], il n’y a même pas besoin de construire des infrastructures [de recyclage, NDLR] ».
Mais qu’à cela ne tienne, Nickolas Bizzio, maintient sa position : il aurait bien voulu « conclure quelque chose »…. Mais, malheureusement, le destin en a décidé autrement. C’est étrange, le destin.
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