Le hasard de la vie, celui qui fait qu’il y eu, un jour ancien, un appartement libre et pas ruineux dans ce quartier, fait que depuis 25 ans je promène mes chats dans les jardins du Palais Royal.
Les colonnes de Buren je peux donc en parler pour avoir vu naître chaque centimètre de cet agrégat polychrome dans la cour du susdit.
Avant d’être investi par les colonnes, le pavé royal était occupé par les bagnoles d’apparatchiks de l’État, des hauts fonctionnaires ayant le badge suprême donnant le droit de laisser des traces d’huile sur le granit et de gâcher le paysage avec des Citroën-Renault de dotation. Un spectacle misérable sous les fenêtres de Malraux qui, pour effacer l’image, a fini par sniffer de l’opium.
Un jour ce parking injuriant de conserve le beau et l’histoire, a été délocalisé. La cour vide et le pavé joli laissaient croire qu’un peu d’intelligence avait pris le pouvoir. Puis des pelleteuses sont arrivées, avec des hommes et des pelles. Et des brouettes. Ils ont arraché le pavage, classé « historique », pour le livrer à un destin inconnu. Peut-être à l’agrément de maisons de campagnes bien contentes de stabiliser l’entrée du garage d’une pierre ayant connu les pas des rois, et vu les dessous de belles marquises.
L’activité foreuse était telle que, pendant un temps, rien n’indiquant qu’une œuvre d’art était entrain de naître, on a pensé à la construction d’un parking sous le palais. Toutefois, les tranchées des trémies étaient étranges, au tracé anguleux et à la largeur réduite à celle d’une Fiat 500 ! Finalement, la nouvelle est tombée depuis le bureau de Jack Lang, qui dominait la cour (la cour, le lieu de prédilection de Jack), on ne fait pas un parc de stationnement, on plante une « sculpture urbaine » signée Daniel Buren. Pourquoi pas. Les 260 piliers noir et blanc, c’était mieux que les autos d’énarques.
Dès leur naissance, en 1986, ces colonnes deviennent un thermomètre bien utile. L’instrument permettant de mesurer sans peine l’indice de réaction. Un peu comme le compteur Geiger traque l’atome. Je m’explique : les vieux cons moisis et confinés dans la graisse monarchiste sont contre cette « sculpture urbaine » qui offense l’art et le temps, et le Sacré. De l’autre côté, du réactiomètre on trouve le clan des modernes, genre Jack Lang. En tout cas des gens terriblement rouges, assez radicaux pour avoir voté Mitterrand. C’est dire le bon goût.
Le temps passe au palais comme il passe dans votre cuisine, et le peuple des touristes a donné raison à Buren. Ses colonnes sont devenues des cheval d’arçon, des pissotières, des étagères à bonnets, des supports vélos, des cales fesses d’amoureux : un truc commode poussant au jeu. Pour donner mon avis qui ne vaut pas plus que celui de ma cousine germaine, j’ai toujours regretté que l’on n’ait pas demandé à l’artiste de visser directement ses cylindres sur le pavé existant. Ç’aurait été plus joli, plus simple et moins coûteux. De temps en temps on aurait déboulonné la colonnade pour l’exposer sur les rives du Potomac contre des sous, puisque la culture, comme le disent si bien Jules Médicis et François Pinault, c’est d’abord du fric.
Non, on a laissé Buren bétonner et rehausser le niveau du sol et creuser ses trémies. L’artiste sans entrave nous a régalé d’un appareillage invisible, caché par des grilles d’égout, où de l’eau circule sous nos pieds comme dans un inaccessible aqueduc. Buren a baptisé cet inutile avatar « fontaine ». Pour souligner l’alignement des colonnes de jolies loupiotes, genres sécurité routière, venaient la nuit mettre une ambiance d’aéroport dans ce lieu où, désormais même le « Baron Noir », ne pouvait atterrir. En dehors de cette fontaine, conçue dès sa création pour tomber en panne, j’ai été heureux, et mes chats aussi, de rechausser mes souliers en m’appuyant sur les cylindres à Buren.
Conception et réalisation d’amateur, faute d’avoir confié son œuvre aux mains savantes de Vinci (pas Léonard), des mains de maçons, le bazar de Buren s’est « dégradé ». Il y a longtemps que les petites lumières indiquant la ligne générale, sont aveugles et que la fontaine est sèche. Est-ce grave ? Les cœurs ne sont-ils pas secs et les yeux sans lueurs ! Mais, pour Buren, les lumignons éteints et la fontaine de Manon sans source, constituent des attentats intolérables contre l’âme de l’artiste qui habite en lui. Avez-vous déjà entendu un artiste qui souffre ? Certains font du bruit. Comme Buren qui a menacé de « détruire » cette œuvre (qui n’est plus à lui)…
La merveilleuse Albanel qui, depuis sa fenêtre, se tape les colonnes toute la journée, a aisément constaté le grand péril de la chose, et peut-être craint d’être elle-même emportée par cette histoire d’eau tarie. Immédiatement, comme dans un miracle de Lourdes (où là, l’eau ne manque pas), l’immaculée Albanel a conceptionné une ligne de crédit de 4 millions 200 000 euros pour réparer l’outrage fait à l’artiste rayé.
Ma colère, et celle de quelques passants passéistes vient de là, cinq millions d’euros (il faut compter avec les inévitables « dépassements »), ça paye combien d’heures d’infirmières et combien de taux de chômedu aux lourdés de Caterpillar et Mittal ? Il n’y a pas mieux à dépenser que de mettre du fric dans ce Luna Park qui pouvait attendre des jours meilleurs pour retrouver l’eau, le gaz et l’électricité à tous les étages. Après tout, Buren n’avait qu’à faire du solide, comme du Trévi à Rome. C’est l’État qui devrait poursuivre l’immense artiste pour nous avoir vendu un barnum ne tenant pas la garantie décennale.
Pire, tout autour des colonnes sacrées, le Palais Royal lui-même, la vieille colonnade de Victor-Nicolas Louis en particulier, ne se maintien debout que par le truchement de pylônes de bois ou de fer, béquilles de cette merveille née en 1786. Bientôt, pour nous promener, mes chats et moi-même devront voyager casqués comme des CRS.
Cette histoire de colonnes est une fable de notre temps. Elle nous montre que l’urgence va au « fashion victims », à Buren et pas à Louis. Après tout la monarchie n’est pas faite pour les chats, et si ce Louis là n’est pas content il n’a qu’à se plaindre au roi.
À lire ou à relire sur Bakchich.info :
L’article est appréciable en ce sens qu’il ne va pas dans le sens commun (en dehors des utilisateurs du lieu) de déprécier la sculpture de Buren. Elle est là, elle est là, et elle n’est pas scandaleusement dérangeante, ce qui est d’ailleurs tout ce qu’on peut lui reprocher. Bon, pas que je l’apprécie énormément, le Bon Père Buren, il est un peu l’artiste officiel en chef de la France…
Mais le fond, c’est de dire quoi ? Voilà une œuvre qui, vingt-cinq ans après, nécessite une restauration, d’autant plus coûteuse que tardive ; voilà une ministre qui, dans un élan d’utilité trop rare, débloque une ligne de budget pour ce faire ; et voilà-t-y pas qu’on râle parce que "vous comprenez, il aurait mieux valu donner l’argent ailleurs, y’a des trucs plus important".
Oui.
Y’a des trucs plus important. Il y a toujours quelque chose de plus important que la culture, ou l’art, ou tout ces trucs qui ne servent à rien.
(Juste : économiquement, n’aurait-ce été encore plus scandaleux de laisser se détruire encore une sculpture qui appartient à l’État, c’est à dire à tous ?)
1. « Agrégat polychrome ». Inadéquat. Le mot « polychrome » signifie « qui a plusieurs couleurs ». Les colonnes de Buren sont en noir et blanc, comme les vieux films.
2. « Les vieux cons moisis et confinés dans la graisse monarchiste sont contre ». Un peu facile de traiter de « vieux cons » ceux qui n’aiment pas ça. Pourquoi ne pas traiter de « vieux con » un chroniqueur qui n’aime pas les parkings dans la cour des ministères ?
si on lit le paragraphe dans son entier,
"Je m’explique : les vieux cons moisis et confinés dans la graisse monarchiste sont contre cette « sculpture urbaine » qui offense l’art et le temps, et le Sacré. De l’autre côté, du réactiomètre on trouve le clan des modernes, genre Jack Lang. En tout cas des gens terriblement rouges, assez radicaux pour avoir voté Mitterrand. C’est dire le bon goût."
il ne semble pas que ce soit l’opinion de l’auteur qui s’exprime, mais l’opinion de l’époque. Et avec humour (de l’auteur, pas de l’opinion de l’époque).
Je n aimais pas ce truc au départ, je ne l’aime toujours pas à l’arrivée, surtout pour le massacre des dalles au sol (là, quand l auteur en parle il précise que c est son avis). Je ne me suis jamais pour autant sentie "vieille conne monarchiste etc" et le "réactiomètre" de l’époque je m’en contrefichais … royalement.
Noir et blanc, mon cher Coco, c’est deux couleurs et c’est donc comme moi : poly.
JM Bourget