Djaffer Ait Aoudia a passé une semaine avec les pompiers de Bagdad. Son documentaire, « Les sirènes de Bagdad », était diffusé samedi 27 juin sur Arte. Un after pour ceux qui ont aimé ou manqué la diffusion.
Ce matin, j’ai rendez-vous dans ce bâtiment sous haute sécurité où se déroule une cérémonie d’un genre particulier. Ferveurs, salutation dans lesquels certains mots émergent : prières musulmanes, des mots en langues arabes et quelques phrases en anglais.
Une fois à l’intérieur, je me rends compte qu’il s’agit d’une cérémonie, qu’on est loin d’imaginer, il y a peu encore, dans l’Irak en gestation : congratulations, poignées de mains, entre le chef du cabinet du ministère de l’Intérieur irakien et des officiers de l’armée américaine, sans oublier les cadeaux souvenirs à accrocher dans le salon, parfait symbole d’amitié entre les deux peuples. Il s’agit, pour les Irakiens, de remercier les ennemis d’hier d’avoir financé et formé les forces aériennes et les pompiers d’Irak. Mais également de les rassurer de la détermination de l’armée irakienne à maintenir la paix dans le pays. Une paix rétablie, paraît-il : « depuis quelques mois, les attentats ont baissé de 80%. Merci aux forces amies américaines » , a clamé sans gêne le chef de cabinet du ministère de l’Intérieur irakien.
Message reçu cinq sur cinq : « On vous a apporté les bases nécessaires à votre construction, mais vous êtes aujourd’hui capable de vous prendre en charge et vous allez devoir vous améliorer chaque jour, grommelle un officier américain. Continuez donc sur cette voie après notre départ. Nous espérons revenir visiter Bagdad dans les années à venir et constater vos progrès et votre réussite », lui répond un officier américain, avant d’affirmer, lui aussi, que la violence est enfermée dans le cercueil de l’histoire.
Vrai ? Finis les attentats, les accrochages, la mort en embuscade ? C’est la question que j’ai posé à l’officier. En vain : « comme notre attaché de communication n’est pas présent maintenant, je ne suis pas autorisé à répondre à vos questions en son absence. Je dois donc attendre son arrivée. Je suis désolé ». J’attends toujours.
Bagdad, cinq millions d’habitants enroulés autour du Tigre, sent la peur. Partout, des militaires et des points de police. Des casemates et ses bunkers qui redessinent une nouvelle architecture dans le paysage. Partout, des murailles de bétons qui s’alignent sur plusieurs kilomètres, à l’entrée de chaque édifice, chaque quartier, chaque zone sensible. La provocante cité ressemble à une immense caserne. C’est au milieu de cet enfer qu’opèrent les pompiers de Bagdad. J’ai mis deux mois à obtenir l’autorisation de les filmer. Et je vais passer une semaine en leur compagnie, à tutoyer la mort.
Le capitaine Mounir est à la tête de la brigade fluviale du Tigre, le fleuve qui coupe les deux rives de la Mésopotamie. Une vingtaine d’hommes qui passent leurs journées et leurs nuits à inspecter les eaux. Mission : évacuer les cadavres qui flotteraient dans la crue. Un phénomène qui ferait fureur à Bagdad. Mais le capitaine Mounir ne pipera mot. Et pour cause : « Je ne peux pas parler aux journalistes. Je ne peux parler, me dit-il. Je suis menotté. Je suis un soldat. On a reçu des instructions claires des services : on ne devrait pas communiquer librement avec les journalistes. Rien révéler librement ». C’est clair : l’omertà bat des ailes autour les questions de sécurité.
Je demande alors à accompagner son équipe dans le secret du fleuve. Et là, loin des responsables, les langues se délient. « Oui, avoue un jeune pompier. Il y a des histoires tous les jours. Une multiplication de cadavres. Un nombre de morts qui augmente tous les jours ». Combien ? « Environ 3 à 4 morts par jour. Certains sont morts de noyade, mais la majorité d’entre eux ont été tués » . Des cadavres anonymes découverts dans la masse du fleuve, portés par la crue sur des dizaines de kilomètres. Ils seraient plusieurs milliers dans le pays, selon ceux qui ont le courage de les compter en secret. Mais pas question d’enquêter sur ce phénomène dans ce quartier, coincé entre des opérations militaires constantes et une menace de poseurs de bombes toujours présente. Je me rends alors à Salihya, une caserne située près de la zone verte, un enclos réservé aux forces américaines et au gouvernement irakien. Un lieu où l’on compterait plus d’armes que d’hommes.
Salyhia, 70 hommes, quatre-vingt interventions par mois dans le secteur. Incendies, fusillades, accidents de la route ou explosions à la voiture piégée. Tous les mauvais coups qui figurent le macabre catalogue de l’Irak d’aujourd’hui sont le lot quotidien de ces pompiers. Comme Mohamed, l’un des piliers de cette caserne. A 39 ans, Mohamed, un sapeur-pompier aux traits fins des chiites d’Irak, a frôlé la mort à maintes reprises. En témoignent les traces de balles sur le flanc de son camion qu’il montre d’emblée. « Regardez », la voiture est criblée de traces de balle. « C’était sur boulevard Haïfa, raconte-t-il. On est tombé sous les coups de massue des terroristes qui nous ont tiré dessus. Mais Dieu merci, nous tenons debout. Pour l’Irak, ses biens et la sécurité de son peuple ».
Soudain, un frisson parcourt l’air. La sirène familière. Et sitôt les hommes sont jetés à pieds joints, hors de leur caserne. Sans vraiment comprendre ce qui se passe, ils dégainent, direction un quartier au sud de la ville, où règne la loi de la guérilla. L’alerte est maximale. Un quart d’heure plus tard, nous arrivons. La poussière masque les lieux à l’œil, la chaleur monte, on suffoque… mais l’on ne connaît toujours pas la nature de l’incident ni son ampleur. Angoisse. Un jeune pompier en cagoule demande des informations à cette riveraine et, sans dire mot, il se glisse dans le camion qui fonce dans la brume de l’inconnu. Mais que se passe-t-il vraiment ? Un attentat encore ? « Non, non, c’est une décharge publique, où les riverains déposent leurs ordures… ». Rien de grave, donc. Un simple feu que les habitants du quartier et les services municipaux ont déjà tenté d’éteindre avant d’alarmer les pompiers. Mais Amar est blasé, « c’est un simple feu qui couve sous les cendres. On sera rappelé pour revenir ici cette nuit. Il va à nouveau se rallumer dans la nuit. On va encore revenir. Epuiser notre matériel, nos voitures, notre stock d’eau. Tout cela pour rien. On ne sauve personne. Pour rien ».
Vous voulez dire que c’est rien par rapport à ce qui se passe en Irak ? « Ce feu ??? Par rapport à ce qui se passe en Irak ? C’est aussi insignifiant que de perdre un cheveu. Un seul cheveu de ta tête… par rapport à l’enfer irakien ». Car le plus gros de leur travail, c’est un univers qui n’en finit pas de noircir. Un sol tapissé par les cadavres, et un ciel noirci par les fosses de pétrole en feu que les missiles des guérillas ne cessent de souffler. L’ordre de la guerre, l’enfer noir irakien…
Le lendemain, une nouvelle journée commence à l’unité de Salihya. Une semaine de service et autant de nuits à la caserne. Hier, c’était une simple boule de flamme. Mais qu’en sera-t-il aujourd’hui ? « Chaque jour apporte son lot de tourmente… », glisse Mohamed Abderridha, qui est aussi mobilisé, tout comme Amar Moussa, le pompier encagoulé qui se désespère des feux dans la décharge. Les uns sur le vélo, les autres sur le tapis roulant, ils s’activent dans la salle de sport pour entretenir la forme et sans doute aussi pour évacuer le pressentiment d’une catastrophe toujours possible. « Un jour à côté de l’ambassade d’Iran, on est intervenu sur un attentat. Il y a un attentat suicide. Les forces irakiennes nous ont prévenu qu’il y aurait une deuxième piégée. Et on ne se voyait pas tout de même y renoncer. On a combattu le feu, jusqu’au moment où il y a eu une deuxième déflagration. Un énorme attentat qu’on a neutralisé de la même manière »
Revers de cet héroïsme : deux cents pompiers sont morts depuis le début de la deuxième guerre d’Irak, certains sur le champ de bataille, mais plein d’autres ont été tués dans le quartier, au coin de leur rue ou sur le seuil de leur porte. Parmi eux : un père de deux enfants, ancien « frère d’armes » de Mohamed, ancien voisin du dortoir, ancien ami… « On est allé sur une opération, boulevard Haïfa et son destin l’a rattrapé….. Et oui… on a vécu des malheurs… Les terroristes lui ont tiré dessus… », ajoute-il, toujours le sourire aux lèvres. Un sourire d’enfant qui raconte une tourmente majeure. Une existence hors du réel, où la frontière entre la vie et la mort est quasi invisible. Est-ce là encore la loi de la guerre ou c’est l’implacable existence de ces pompiers dont le travail ressemble à un vol de pigeon dans un champ de tirs ? Pourquoi donc tant de haine envers les héros d’Irak ? La question mérite d’être comprise et le cas d’Amar en est emblématique.
A 26 ans, l’homme est menacé par la guérilla. Depuis près d’un an et demi, il n’a pas remis les pieds dans son village, n’a pas revu sa mère malade ni sa fiancée dont il conserve des photos comme une relique. Son double crime : avoir été entraîné par les Américains, avant de rejoindre les pompiers. Par besoin. « Je voulais juste travailler, explique-t-il. Pour que je puisse avoir les moyens et racheter le frigo ou la télé qu’on avait vendus pour pouvoir vivre. J’ai travaillé avec les Américains. Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose. Et j’ai eu des menaces des milices chiites. Comprenez : je suis dans le besoin. C’est mon seul tort ».
Mais pour mieux comprendre, direction : Sadr City, fief chiite de Bagdad. Rares sont les journalistes étrangers qui se hasardent dans ce haut lieu de violence et de tuerie. Ce jour-là, j’ai rendez-vous dans cette brigade qui ressemble à un bunker. Avec Laith Abbas, le général des pompiers de Bagdad qui figure parmi les hommes les plus menacés d’Irak.
Ce matin, Laith a bravé les dangers de Sadr pour rencontrer ses troupes, une centaine d’hommes, qui ont subi les pires attaques, de la part des guérillas irakiennes, mais également… de la part des Américains qui les ont pris pour cible, par erreur, ont-ils dit après coup.
Sans doute par compassion, sûrement par devoir, Laith est venu leur remonter le moral, avant qu’ils ne se bercent dans le sentiment d’abandon. « Tu peux voir qu’ils sont contents de ma venue, me dit-il au milieu de ses troupes. Ça se voit sur leur visage, non ? Malgré les conditions extrêmes de cette région. Manque d’eau portable. Usure des canalisations. Mais surtout les conditions de sécurité. Les tirs des groupes armés, les batailles entre les belligérants… ». Escorté en permanence par une flopée d’hommes en armes, sa seule assurance vie, le général vit lui-même en sursis. Dans le collimateur de la guérilla, qui voit sur ses galons l’ombre des Américains. Un crime de lèse-majesté pour les insurgés qui les traquent jusque dans leurs familles.
A deux phalanges de ce quartier résidentiel, le général me conduit à son domicile. Il a tenu à me montrer le marasme qui bat ses ailes dans son foyer. Dans une charmante villa gouvernée par la peur. Et surveillée à longueur de journée et de nuit par des gardes civils dépendant du ministère de l’Intérieur, qui ne laissent personne franchir la porte. Ni pour rentrer, ni pour sortir, y compris la femme du général. Une ancienne prof d’anglais, sa femme ne peut plus enseigner, ne peut plus conduire, ni même rendre visite à un proche ou un ami. Elle passe le plus clair de son temps à la maison, adonnée aux tâches ménagères… sa seule occupation.
« A cause des enlèvements et des assassinats je ne sors plus. Parfois, je me sens étouffée. Parfois, je ne rêve que d’avoir une vie normale. Tout est difficile. Je suis à bout de souffle. J’ai le moral en berne ». Pour Hamza, le fils, c’est la triste vie d’un adolescent qui se berce dans la solitude avant d’avoir appris à jouer. Pas question d’aller à l’école ou taper sur la balle ronde. Ce sont les consignes du père. Strictes mais légitimes : « La situation à l’extérieur est point rassurante. J’ai peur des enlèvements d’enfants, surtout les enfants d’officiers qui sont devenus une cible ». Encore aujourd’hui ? « Oui, aujourd’hui encore, il y a des meurtres et des enlèvements sur les enfants. J’ai peur pour eux… ».
Ce matin, ambiance d’outre-tombe dans le décor en ville. Les routes sont désertes, les rideaux sont baissés. Et le silence est dense, lourd et résonnant. A la caserne de Salihya, étrangement, ce sont les uniformes militaires qui forment le gros de la cohue. Un déluge à l’horizon ? Intrigué, j’avance vers l’intérieur de la caserne, et là… je tombe sur un pompier cloué devant son téléphone. Et devant ce message alarmant… qu’il vient tout juste de recevoir des services de renseignement. Voilà ce qu’il dit : « On a reçu ce message. Il s’agit de ceintures explosives… Trente kamikazes se baladent dans la nature ». Il en reste donc 28. Danger. Menaces. Menaces sérieuses, l’alerte est relevée. Aussitôt, Amar et son collègue Assam foncent dans le dédale des rues de Bagdad. Objectif : être sur le front, prêts à intervenir au plus vite, au cas où …
Aujourd’hui, la patience n’est pas leur fort. Et sur le chemin, ils rencontrent un ennemi de taille : les bouchons qui empestent Bagdad. « A cause de ces embouteillages, notre travail souffre. Le temps d’arriver sur les lieux de l’incident, le feu aura déjà tout ravagé sur son chemin. On n’est respecté de personne, même les autorités ne nous respectent pas ». Mais c’est la guerre inter-confessionnelle qui ravage l’Irak, qui constitue leur principal handicap. Une guerre entre frères, menée par les sunnites, écartés du pouvoir par les chiites, qui tiennent le gouvernement. Une sale guerre politique déclarée par l’Iran et la Syrie qui noyautent les groupes armés.
Une plaie sur le travail des pompiers, qui vont jusqu’à effacer leur identité pour échapper à la mort. « Si l’on veut intervenir dans une zone sunnite, je ne dois pas utiliser ma carte d’identité. C’est une carte chiite. Je ne peux pas accéder avec dans une zone sunnite. Il me faut donc prendre une carte sunnite ». La confession est inscrite sur la carte ? « Non, non… mais on peut reconnaître à travers le nom, le prénom et l’adresse, mais c’est connu en Irak : on sait que telles ou telles régions de Bagdad sont sunnites ou chiites. Il leur suffit donc d’identifier le lieu de délivrance de la carte pour connaître votre confession ». Je laisse les deux pompiers rejoindre leur camion, tout près de la police, en attendant un appel radio : car pas intérêt pour ces chiites de croiser le chemin des extrémistes sunnites qui piaffent et massacrent au coin de chaque rue, chaque maison, chaque villa. Et réciproquement.
Retour à Salihya. Devant la caserne, étrangement, le chœur des uniformes ne résonne plus. Plus personne. Sinon Mohamed, sentinelle, vigilant, et étonnamment pour un pompier, il est armé. « A tout moment, me dit-il d’entrée. Il faut que je sois prêt. Prêt à tout. Pour les opérations sur le terrain, prêt à protéger la caserne. Car un mauvais coup n’est pas exclu. Possible qu’une voiture inconnue nous envoie une rafale sur la caserne ». Ce que craint Mohamed, c’est ce que les groupes viennent de faire avec application. Un kamikaze vient de couronner un quartier populaire de ses ébats de bombes. Il a fait 60 morts et un peu plus de 120 blessés. L’attentat est survenu dans le quartier de Kadhimya, près du Tigre. Mais pas question de s’y rendre : le secteur est quadrillé par les services de sécurité qui ne laissent passer aucune caméra étrangère.
Il est plus facile de me rendre à l’hôpital de Kadhimya, l’un des plus importants de la capitale. Familles et proches des victimes affluent en masse pour reconnaître les leurs. Dans les salles de soins, c’est la course contre la montre. Le tout pour le tout pour sauver les blessés. Du moins, les miraculés qui ont encore la chance de s’en tirer. « J’étais en train de marcher et ça a explosé. J’ai vu de la fumée et je suis tombé », me dit un blessé, hors de danger. Un luxe comparé aux cas les plus graves. A l’image de cette petite fille qui souffre d’un traumatisme crânien. Très grave. Elle a perdu sept membres de sa famille dans l’attentat, me dit un jeune homme de 14 ans, le seul rescapé qui va devoir s’occuper d’elle. Et seul. A côté, un petit garçon, retrouvé seul sous les décombres. Il n’a ni père ni mère.
Cet attentat est le troisième du genre au mois d’avril et porte le nombre de morts à 350, depuis mon arrivée à Bagdad. Peut-on donc continuer à s’escrimer de cacher l’horreur, au nom de la loi du silence ? Je retourne voir le Capitaine Mounir, qui était le premier à arriver sur les lieux de l’attentat. Le même capitaine, celui, rappelez-vous, de la brigade du Tigre, qui bégayait la dernière fois que je l’ai rencontré. « Ils ont ciblé des innocents et non pas… un endroit précis. Ils ont assassiné des innocents, les marchands, les chalands, la femme qui achète du sel ou les enfants qui s’achètent des bombons. Ils ont tué des Irakiens innocents. Cette explosion a tué des innocents ». Après cinq ans de guerre, dans la grisaille irakienne, les civils paient le prix fort. 100 000 morts selon les autorités. Tandis qu’un décompte privé de certains pompiers parle d’un million de morts depuis le début de la guerre. « Les anonymes », compris bien sûr.
Je voudrais m’arrêter là. Ne plus rien voir. Mais Amar et Mohamed ont tenu à me montrer ce mémorial, abrité dans l’enceinte de la direction générale des pompiers. Un lieu où se croisent, tous les vendredis, jour sacré dans la religion musulmane, les familles des victimes qui viennent pour dépoussiérer la mémoire vivante de l’Irak en feu. Des sunnites et des chiites, qui se retrouvent là, côte à côte, tous victimes, tous habités par la mémoire confessionnelle et obsédante de la folie irakienne. Comme cet homme de 60 ans, qui a perdu toute sa famille. Et récemment encore… son fils est tombé dans les filets d’un kamikaze. Il se retrouve, seul, à nourrir ses deux petits-enfants, avec sa modique retraite de moins de 300 dollars par mois. Un drame de plus. « Sa femme qui a perdu tout espoir. Que voulez-vous que je vous dise. J’espère que le destin lui donnera sa part de bonheur… ».
Sur le chemin du retour, je tombe au beau milieu d’une scène de liesse, des hommes et des femmes qui se trémoussent en pleine rue, entourant une voiture ornée de fleurs. D’Irak. Un Irak qui danse, un Irak qui rit, un Irak qui pleure. Une sorte de Babel où la joie se confond dans le malheur, les langages se noient dans l’incompréhension et les religions dans le sang. A nouveau, je voudrais m’arrêter sur cette image saugrenue, mais, une fois de plus, Mohamed et Amar ont décidé de me donner rendez-vous dans un lieu étonnant. Le seul centre de loisirs de Bagdad, reclus derrière ces cubes de béton, qui réunit un peu plus de 200 000 personnes, tous les week-ends.
L’unique carrefour où les victimes et les coupables peuvent partager, cette fois, quelques sourires, au coin d’un manège. Mohamed : « Le peuple irakien est habitué à une logique de vie et de mort. Il est habitué. Il n’a pas peur. Il sort de chez lui le matin en se disant : "ma vie est entre les mains d’Allah". Je vis ou je meurs, mais je ne reste pas à la maison, comme un prisonnier. Il te dit : moi je vais m’amuser quitte à mourir. Quitte à me faire déchiqueter par une bombe sur la route ».
Mohamed m’a raconté qu’il dépense une bonne partie de son salaire pour amener ses enfants dans cet endroit. Pour lui, il s’agit de leur permettre de rencontrer l’autre irakien, celui de l’autre confession, pour dépasser leurs différences. Sur le chemin, il rencontre un petit vendeur ambulant, un sunnite, orphelin, qui a abandonné l’école pour pouvoir nourrir son petit frère. Et qui est privé de l’un des droits les plus élémentaires. « Je veux retourner à l’école… ».
Cette fois, je m’arrête vraiment là, sur l’image de ces enfants qui jouent, le rêve de cet orphelin qui veut s’instruire et l’espoir de ces deux hommes qui ne demandent qu’à s’accrocher à la vie. Toutefois, je ne peux m’empêcher de penser à ces milliers de personnes qui sont massacrées. Et en regardant le ciel gris de l’Irak, zébré par l’incessant envol des hélicos américains, je me dis que tout le vent du monde n’arrivera pas à sécher le sang qui dégouline encore sur ce pays.
Le documentaire de Djaffer Ait Aoudia, Les sirènes de Bagdad, sera diffusé ce samedi 27 juin à 19h sur Arte.
À lire ou à relire sur Bakchich.info :