Gaouar, le torréfacteur, sonne toujours deux fois. Une première à la porte des tribunaux marocains, mais trop souvent habités par des sourds. La deuxième aux colonnes d’un palais de justice américain.
Au Maroc, la famille Gaouar est au cœur de l’une de ces sagas judiciaires, interminables et à tiroirs, qui, pour le fun, ne fait pas regretter que les juges existent.
Le feuilleton commence en 1956 quand Mustapha Gaouar, un algérien dont les origines familiales se noient dans le café, débarque au Maroc, à Oujda. Sans vouloir chagriner quiconque, remarquons que le Maroc sent encore la chaude haleine de la tutelle française et que l’Algérie est carrément un département où flotte le tricolore.
Bref, l’objectif de ce malin Mustapha est de conquérir le marché marocain du café. Pour toute l’Afrique il rêve d’être le roi du kawa. Le royaume chérifien, et enchanté, lui porte chance, puisque très vite les cafés Gaouar deviennent des leaders dignes de gringos. Couleur café… Sans doute mais en 1980, le sucre qui va avec le petit noir colle un terrible diabète à l’habile Mustapha.
Le temps de se refaire une santé, puis de léguer son business à ses fils, Gaouar fait entrer deux sociétés dans son capital, Promocaf, firme spécialisée dans le négoce de café et Ennasr dans la torréfaction, boîtes représentées par Omar Berrada, un expert comptable.
Comptable peut-être mais expert, c’est moins sûr puisque le florissant pactole commence à se tarir. En 1982, Mustapha Gaouar, que le diabète n’a pas rendu aveugle, tente un « coup de poker » pour sauver sa maison. Il fait cadeau de son activité de torréfaction à son associé Berrada. En échange ce dernier s’engage à s’approvisionner exclusivement chez Gaouar.
De ce café les grains sont-ils trop verts et bon pour un goujat ? Omar Berrada, selon les entrepreneurs algériens, ne respecte pas l’accord… Et, furieux, les enfants de Mustapha, relancent en 1985 une autre entreprise de torréfaction. Le ping-pong judiciaire commence avec un Omar Berrada qui porte plainte pour concurrence illégale. Avec cette clairvoyance qui est bien connue et cette douceur quasi maternelle, en 1985 le tribunal marocain jettent le père Mustapha et les deux frères, Kamal et Mounir en prison. Un peu fort de café !
Pour sortir ses fistons des geôles, le patriarche Gaouar est contraint de signer un accord qui lui interdit, pour lui, sa famille et leur descendance, le tout à vie, de torréfier au Maroc. À croire que les juges marocains n’aiment pas tous les algériens ? Dépités, mais surtout ruinés, les Gaouar s’installent en France. Seul, Mustapha, peu rancunier, reste au Maroc et décèdera en janvier 2004, entouré de ses enfants en France.
La difficulté qu’il y a à avaler une couleuvre vous fait parfois faire de drôles de choses… Ainsi, en 1998, la fratrie Gaouar relance la vendetta devant le tribunal de Casablanca. L’excellent Omar Berrada a-t-il changé de talisman ? Il commence à perdre ses procès, d’une juridiction l’autre, y compris devant la Cour suprême ! Les magistrats reconnaissent que la famille a subi un préjudice et mandate des experts pour l’estimer financièrement. Manque de chance, les experts en question (ont-ils lu un présage dans le marc de café ?), répondent à une question que personne ne leur pose et déclarent « il n’y a pas de préjudice ».
Craignant néanmoins de devoir dédommager les Gaouar, Omar Berrada, vend en 2002 et contre 30 jolis millions de dollars sa société Ennasr. C’est Kraft Foods, la multinationale américaine qui fait le chèque. En décembre 2006, puisque les Gaouar sont également français, le grand Dominique de Villepin, Premier ministre, fait inscrire la cause des torréfacteurs lésés sur la liste du contentieux franco marocain.
Villepin ou pas, « En tout cas, il s’est avéré que l’ambassade de France ne nous a été d’aucun secours : nous n’avons plus eu de nouvelles de leur part jusqu’à entrer en contact avec le nouveau Premier ministre François Fillon », nous dit Mounir Gaouar. En bon pilote discipliné, genre « 24 Heures du Mans », ce dernier prend le relai comme l’atteste ce document du cabinet Fillon en date du 1er octobre 2008, que Bakchich s’est procuré : « Vos préoccupations ont retenu l’attention de Monsieur François Fillon qui m’a chargé de transmettre votre correspondance à Monsieur Bernard Kouchner…. » C’est là que l’affaire bloque, allez donc demander l’aide de BK si vous n’êtes pas gabonais !
Le 27 février 2009 un courrier du cabinet de François Fillon informe nos torréfacteurs : « J’ai le regret de vous informer qu’il n’est malheureusement pas possible de réserver une suite favorable à votre dossier ». Merci qui ?
Reste aux Gaouar la procédure judiciaire entamée contre Kraft Foods. Depuis 2002, la famille réclame 48 millions de dollars à Omar Berrada et à Kraft en s’appuyant sur la décision de la justice marocaine qui, au bout du compte, a donné raison aux plaignants. Le grabuge remonte à la maison-mère ainsi, dans le chapitre « Procédures judiciaires en cours » de son rapport annuel 2003, le groupe Kraft Foods International réserve un joli paragraphe à l’affaire Gaouar. La multinationale est informée de la somme réclamée par la famille à Omar Berrada. Mais elle indique que, lors de la vente d’Ennasr à Kraft, ce dernier n’a pas fait part au groupe des poursuites judiciaires engagées par les Gaouar…
Pour les fils de Mustapha, le breuvage est trop amer, pour eux Kraft Foods joue les naïf tout en prenant fait et cause pour Omar Berrada. Botte secrète, puisque le tribunal de Casablanca a fini par admettre que l’interdiction « à vie » de torréfier, prise par les premiers juges marocains est « une atteinte aux droits de l’homme » (cause sacrée au Maroc). Le clan Gaouar va maintenant poursuivre Kraft Foods, pour ce motif, devant les juges des Étas-Unis. « Atteinte aux droits de l’homme ! », c’est vrai qu’au pays de Bush on en connait également un rayon.
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