Dans un précédent coup de boule (« La troisième vague », 18 octobre 2008), je m’étais risqué à jouer les Cassandre en annonçant qu’après la crise financière et la crise économique, une « troisième vague » apporterait une crise politique. Eh bien, nous y sommes, malgré les apparences encore trompeuses.
Paradoxalement, le premier effet de cette crise est le retour du politique . Depuis que Rocard avait tenté, le premier, de dépolitiser le débat en invoquant la primauté des « faits » —entendez : les données économiques – pour rechercher des « consensus » sur la couleur des tuyaux de poële, on s’était habitués à ce que le rôle du politique soit minoré, voire escamoté par les impératifs « incontournables » de l’économie. La mondialisation, le libre-échangisme européen et mondial poussé à son extrême, l’ultralibéralisme doctrinaire avaient servi d’arguments pour cantonner le rôle des politiques à la gestion du budget de l’État (ce que Balladur appelait « gouvernance ») et aux relations internationales : il faut dire que la traque des déficits intérieurs et les éruptions guerrières ici et là, sans parler du terrorisme international et du devoir d’intervention, avaient largement de quoi occuper les sphères du pouvoir.
Sinon, on proclamait des lois sociétales, on interdisait de fumer, on bricolait le parcours médical et les programmes scolaires, bref, des trucs pleins de débats et d’impact historique. Qu’il s’agisse du pouvoir d’achat et de l’emploi, si l’on excepte la loi sur les 35 heures, il ne s’était pas passé grand chose : la décrue du chômage était la conséquence mécanique d’une conjoncture temporairement positive, tandis que les réformes proposées ou avortées (comme l’illustre CPE) étaient, en fait, des aménagements dans le cadre d’une mission dictée par les économistes libéraux : garantir la compétitivité des entreprises, ce qui, en bon français, signifiait et signifie encore essentiellement assurer leurs profits sans prendre vraiment en considération le destin des salariés.
Le résultat de cet asservissement du politique à l’ « économie libérale de marché » fut cette dérive sur laquelle aujourd’hui se lamente Sarkozy : le transfert d’au moins 10%, dans la redistribution des profits, des salariés aux actionnaires, c’est-à-dire, toujours pour parler en bon français, des travailleurs aux rentiers, ou encore, des producteurs aux banques. Le tout sans augmenter les investissements, et en négligeant l’innovation et la recherche, dont on parle d’autant plus aujourd’hui (mais : words, words, words…) que pendant vingt ans de gauche ou de droite on n’a pas cru utile de les développer par une politique énergique, programmée, assise sur des budgets conséquents.
L’effondrement d’une économie financière qui a toujours été virtuelle, spéculative, sophistique dans sa prétention « scientifique » comme dans ses hymnes à l’enrichissement frénétique par le scrapping, les « produits dérivés » et les « fonds pourris », n’est pas une mise en vrille accidentelle causée par des abus, mais l’aboutissement logique d’une conception du capitalisme approuvée politiquement non seulement par la droite, mais par une partie non négligeable de la gauche. Car la dérégulation voulue par les ténors de l’économie ultralibérale supposait que les politiques s’effacent volontairement, laissant les clés au marché, aux « institutionnels », au MEDEF ou aux grands patrons. On disait que le patron de Renault ou de Mittal avait plus de pouvoir qu’un chef d’État, et que le forum de Davos pesait plus que l’ONU dans le destin du monde. Malheureusement, c’était vrai : on voit où cela nous a menés. Par la faute des politiques, et par l’effet de leur démission.
Et voici que la catastrophe redonne la main au politique et aux politiques. Parce qu’ils gèrent l’État, sur qui l’on compte pour renflouer les banques, stimuler l’investissement, relancer la consommation, établir de bonnes règles là où il n’y avait plus de règles, et, en plus, contenir les effets sociaux d’une récession violente. Le tout, si possible, sans bousculer les bonnes habitudes chères au MEDEF, le confort des actionnaires, le prestige des hauts dirigeants, bref, sans enlever la mousse de l’arbre ni la pollution de la rivière. Difficile, pour une majorité présidentielle qui a fait son cheval de bataille de ce « droit aux privilèges » et l’a même béni par le « paquet fiscal » - en France, les fortunes actuelles ne sont plus le produit du travail, mais de l’investissement financier, du patrimoine et des dividendes. « Travailler plus pour gagner plus » ne s’est jamais appliqué à tous ceux qui, précisément, faisaient fortune sans travailler. On comprend qu’en faisant passer ce slogan pour un programme politique, le candidat Sarkozy de 2007 a placé le président Sarkozy dans une situation dans laquelle le ridicule le dispute à l’impuissance.
De fait, tout se déglingue. Le seul fait d’avoir nommé un Devedjian (dont Sarkozy disait naguère : « il casse tout ce qu’il touche ! ») à la tête d’un « ministère de la relance » qui, au pire, servira de bureau des pleurs, et, au mieux, organisera la propagande indispensable pour affirmer la « réussite » du plan même s’il s’étale lamentablement, ce seul choix d’un fétu de paille politique dont les compétences n’ont jamais été établies en aucun domaine montre que l’Elysée pense encore s’en tirer en jouant la façade. Eric Woerth voit sa ressource budgétaire fuir comme une passoire : il n’avance même plus à vue, mais à la canne blanche. Madame Lagarde, qui hier encore envisageait 1,8%, puis 1,5%, puis …. de moins en moins de croissance, brille de plus en plus dans le noir avec l’éclat timide de la luciole, alors que son ministère appelerait une personnalité politique reconnue, capable de résister aux pleurnicheries d’une Parisot qui n’a pas encore compris, la pauvre, qu’après avoir été élue pour sa transparence intellectuelle, elle devait, maintenant, faire profil bas et surtout pas applaudir, telle une rosière qui retrouve son bouquet, aux profits (embarrassants) de Total !
En fait, après le show démagogique du « candidat du pouvoir d’achat » en 2007, puis les délires jet-set, la mégalomanie, les exhibitions bling-bling et les caprices de l’année 2008 (jusqu’en septembre !), le Président est le premier malade de l’hôpital gouvernemental. Ses ministres de coeur, Darcos, Pécresse, Kouchner, Dati, Jego et même Alliot-Marie (sa seule activité visible est la sanction des préfets) sont affaiblis, ils se fissurent dès qu’on les secoue, et ils sont tous très secoués. Ses réformes lancées en vrac et en pagaille tombent en lambeaux, fâchent ses propes amis (le coup de la taxe professionnelle a abasourdi les députés-maires UMP !), son style pétaradant ne fait plus illusion face à la solide et populaire montée des revendications portées par des syndicats unis, et son dernier show télévisé a été désastreux : perdre encore de la crédibilité après ce festival de « moi je » insolents, de compassion bêlante, de propositions fumeuses, c’est pire qu’une contre-performance, c’est ajouter de la crise à la crise, abîmer encore la confiance, creuser la dépression dans les têtes avant qu’elle ne se creuse dans les statistiques de l’emploi et du PIB. Quand un président en vient à tenir, avec sa vulgarité de parvenu inculte, les propos qu’il a tenus le 22 janvier sur les chercheurs, réussissant ainsi à s’aliéner les rares soutiens de la réforme, c’est le signe d’un nouveau stade dans la dégringolade.
La phase suivante sera inévitablement, avec la montée des mécontentements, d’une part le durcissement du régime (mais la rigidité conduit à la casse…) et d’autre part le risque permanent de graves fêlures au sein d’une majorité que seul le choix d’un président a mis sous le même sigle. Ce que la constitution gaullienne n’avait pas vraiment prévu, un président lâché par une partie de sa majorité, risque de se produire avant trois ans. Déjà, aux réunions du groupe parlementaireUMP, les coups de griffes ont laissé place aux coups de dents. Mais des ambitieux ont de la dynamite dans leur besace. Les lendemains d’élection européenne risquent de lancer la curée.
Tout cela n’est pas rose. D’autant plus que, trop occupée à refonder la SFIO, madame Aubry regarde passer le train. Le « plan B » du PS, pour le moment, est une usine à gaz tape à l’oeil, bricolée sur un coin de table avec des tuyaux de récupération pour marquer le territoire avant que Besancenot ait raflé toute la sympathie des inquiets et des fauchés. On attendait le retour du politique : il est là, mais, pour le moment, il est raté.
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