On achète un logement à crédit avec des subprimes. On ne peut plus payer, le logement est saisi. Hypothéqué, il devient un support de créances. Que des investisseurs achètent. Mais si la saisie est illégale ? Tout s’écroule.
Les marchés, ces prédateurs anonymes, chassent en meute. C’est d’ailleurs ce qui leur permet de mettre à mal de grosses proies étatiques a priori intouchables, mais affaiblies par une addiction coupable au déficit budgétaire et à l’endettement chroniques. 2010 aura donc été pour eux l’occasion d’un festin exceptionnel, célébré dignement à coups de bonus records pour leurs traders.
La Grèce insouciante et l’Irlande un temps euphorique et jalousée, n’ont été que des amuse-gueules. Chypre ne doit son salut, temporaire, qu’à l’insignifiance de ses gisements de profit pour des financiers aux appétits sans bornes. Portugal, Espagne sur laquelle les Credit Default Swaps c’est-à-dire les primes d’assurance payées par ses créanciers pour se protéger en cas de faillite ont été multipliées par plus de six en un an. Belgique et Italie ne perdent rien pour attendre…
Rassurés en Europe ("rassasiés" serait plus juste) par les rachats massifs de titres de dettes des États malades gentiment effectués par la Banque Centrale Européenne (67 milliards d’euros depuis début mai 2010 [1]) les marchés tournent, en cette fin d’année, un regard un brin inquiet vers les USA d’où leur viennent des nouvelles pas franchement rassurantes. Soit dit en passant, la BCE aura enfreint ses propres statuts prohibant le renflouement des États.
Subprimes obligent, les saisies immobilières sont passées aux Etats-Unis de 500 000 en 2005 à probablement plus de 3 millions en 2010.
Une explosion qui a mené les banques à embaucher de petites mains peu qualifiées, pour signer à la louche, tels des robots, les milliers de requêtes aux fins de saisie. Le tout sans contrôle approfondi des documents en leur possession, et parfois même en violation des dispositions contractuelles les liant à leurs emprunteurs.
Des abus qui remontent progressivement aux oreilles des juges des faillites. Le 16 novembre, l’une de ces nombreuses procédures judiciaires (Kemp v. Countrywide Home Loans Inc – 08-024448 – US bankruptcy Court for the District of new jersey (Camden)) a connu un retentissement exceptionnel.
Elle pourrait bien marquer le retour d’une sévère crise financière outre-Atlantique, et, par capillarité, dans les restes du monde…
John T. Kemp, emprunteur auprès de Countrywide Financial Corp, rachetée par Bank of America en juillet 2008, s’est en effet mis en tête de contester la saisie que sa banque s’apprêtait à lui faire subir.
La créancière contractuelle de Kemp a été incapable de produire la "grosse hypothécaire", autrement dit le document original qui matérialise les droits de l’établissement prêteur bénéficiaire de l’hypothèque concédée par l’emprunteur et qui autorise la saisie en cas de défaillance de ce dernier.
Kemp a donc demandé à la justice qu’elle prononce la nullité de la procédure. Une requête à laquelle la juge Judith H. Wizmur a donné une suite favorable.
« Ça pourrait affecter des milliers ou des centaines de milliers de prêts » a affirmé Bruce Levitt, l’avocat de Kemp, à l’annonce de la décision.
L’affaire a été d’autant plus commentée que dès début octobre, les Procureurs Généraux de chacun des 50 États de l’Union avaient lancé des enquêtes pour mesurer l’ampleur du phénomène.
Jeffrey Stephan, un employé de GMAC, la grosse boîte de services financiers de General Motors, interrogé dans le cadre desdites investigations, a reconnu qu’il signait mensuellement jusqu’à 10 000 demandes de saisie sans véritablement les examiner.
Une révélation qui a poussé la Bank of America à suspendre ses saisies immobilières dans tout le pays. Le 19 octobre, la banque décidait de les reprendre dans 23 États seulement.
D’autres comme Ally Financial ont suivi le mouvement. Au même moment, JP Morgan Chase a annoncé qu’elle engageait dans 41 états, un contrôle approfondi de 115 000 saisies qu’elle soupçonne d’avoir été signées à la va-vite. Après avoir d’abord affirmé avec conviction que « nous ne pensons pas qu’il existe des cas d’expulsions injustifiées des emprunteurs » Jamie Dimon, directeur général de la banque, s’est ravisé en annonçant qu’elle constituait tout de même une provision de 1,3 milliard de dollars pour faire face aux procès à venir.
Partout, la résistance s’organise ; une class action vient d’être lancée dans le Kentucky contre Citi et Ally Financial en s’appuyant sur la loi dite « RICO » (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations) habituellement destinée à lutter contre le crime organisé !
Dans l’Ohio, le Procureur Général Richard Cordray a assigné GMAC en demandant 25 000 dollars d’indemnité pour chaque document frauduleusement enregistré par la société. Au cours des seules deux dernières années, il y a eu 190 000 saisies immobilières. La perte potentielle pour GMAC est estimée à 7 milliards de dollars rien que dans l’Ohio !
Le problème semble provenir de la pratique de la profession qui, au moment de l’enregistrement de l’hypothèque à la Conservation [2] et dans le but de faciliter la fameuse titrisation ultérieure des créances hypothécaires, laisse le nom du propriétaire… en blanc.
Ce n’est pas tout. Alors que les contrats de titrisation de créances hypothécaires prévoient généralement que les grosses hypothécaires soient transmises à un « trustee » en charge d’en garantir le séquestre pour le compte des investisseurs ayant acquis les valeurs mobilières émises, l’affaire Kemp a démontré que le prêteur avait purement et simplement conservé le titre.
L’explosion du nombre des saisies de biens immobiliers d’acquéreurs défaillants, financés par les subprimes, et les fraudes liées à la « disparition » de centaines de milliers de titres hypothécaires relevée lors des saisies, n’ont pas tardé à amener les acquéreurs des fameux « Mortgage Backed Securities » (MBS, obligations garanties par les créances elles-mêmes matérialisées par les titres hypothécaires), à se poser la question qui fâche.
Ainsi, Kurt Eggert, professeur de droit à l’Université Chapman en Californie a assez bien résumé la situation actuelle en déclarant à la suite du jugement Kemp : « ça pourrait parfaitement signifier que les investisseurs qui ont cru acheter des créances garanties par des hypothèques, ont en réalité, acheté des titres sans aucune garantie ».
Une déclaration qui a donné le départ à un mouvement général de demande de rachat (putbacks) aux émetteurs des MBS, par les investisseurs s’estimant lésés sur la marchandise.
Une perte potentielle pour les banques émettrices que les diverses parties concernées ont encore du mal à évaluer.
Mike Mayo, analyste financier à Crédit Agricole Securities chiffre par exemple la « douloureuse » à une grosse trentaine de milliards de dollars pour l’ensemble du secteur. Mais il fait partie des optimistes.
Plusieurs spécialistes bancaires des titres obligataires dont le porte-parole est Ed Reardon de JP Morgan, penchent plutôt pour une perte totale comprise entre 55 et 120 milliards de dollars. Un rapport publié en août 2010 par Compass Point Research fait état lui, d’une perte totale de 180 milliards de dollars pour les onze principaux émetteurs de MBS.
Lorsque l’on sait à quel point les banquiers se sont mis le doigt dans l’œil et ont, volontairement ou pas, minimisé l’impact des subprimes, mobilisant au passage les milliards de fonds publics pour leur éviter le bouillon, il y a tout lieu de croire que la crise financière officiellement enterrée par nos politiques qui n’en mènent pas large, nous réserve quelques jolis retour de flammes post-subprimes.
[1] En 2009, les États européens ont déjà apporté 1106 milliards d’aides à leurs banques
[2] "Mers" pour ‘Mortgage Electronic Registration System’