Le premier "Musée du Jeu Vidéo" a ouvert à La Défense. Une initiative qui ne fait pas que des heureux.
Le premier "musée du jeu vidéo" (MJV) en France a ouvert ses portes mercredi 14 avril, avec à la clef une polémique qui a enflammé la communauté des gamers et attiré jusqu’à l’attention du ministère de la Culture.
Né d’une initiative privée de l’agence de com Alerte Orange (AO) en co-production avec le musée de l’Informatique et l’exploitant de l’Arche de la Défense, le projet de musée a vu le jour à la suite d’une exposition sur place au cours de l’été 2009, "Rétrogaming" pour laquelle AO s’était alliée avec l’association historique MO5.com, qui possède le fonds vidéoludique le plus complet de France (consoles et jeux mêlés).
Mais en décembre, un appel à projets de "services innovants" du ministère de la Culture sème le trouble. AO dépose un dossier pour un musée sur le toit de l’Arche tandis que MO5 se positionne avec son musée virtuel, maquette pour un grand musée réel avec jeux jouables, le projet-phare de l’association. Au retour des dossiers, MO5 apprend avec stupeur qu’AO a utilisé pour son dossier une lettre d’intention qui datait des suites de l’expo "Retrogaming", sans l’avoir tenue au courant, ainsi que l’a raconté 01Net. You fight !
Car le hic, c’est que les collections de MO5 sont un peu incontournables sur le sujet. Mais les événements s’accélèrent. En fin d’année, Alerte Orange acquiert des dizaines d’objets sur eBay, communique en masse. MO5, qui réfléchit à un projet de musée national depuis des années, se sent flouée. C’est la rupture. Et de flinguer le projet d’AO, qui ne serait "que" la présentation haut-de-gamme de la collection privée du directeur d’AO, Olivier Bodeur. Ce que nul ne conteste… même si cela n’apparaît pas clairement sur place, puisqu’Alerte Orange n’a pas souhaité apparaître sur les panneaux ou les cartes.
De fait, le MJV est plus proche actuellement d’une expo sur 200m2 que d’un "véritable" musée. Mais pour Philippe Nieuwbourg, fondateur du musée de l’Informatique voisin et co-producteur du MJV (et qui parlait d’ailleurs d’une "expo" sur son blog en janvier), le lieu est destiné à être pérennisé, et à s’agrandir dans les 800m2 encore à disposition sur le Toit de l’Arche. MO5 "a fait un travail important de collection, mais on aurait bien aimé que ça passe à une réalisation. Nous avons décidé de faire les choses par étape", explique-t-il. Objectif : augmenter les visites au Toit de l’Arche de 15 à 20%.
Le rôle des collectionneurs est fondamental dans le(s) projet(s) de musée. Car jusqu’alors, mêmes les éditeurs de jeux ne conservaient rien (ou si peu) de leur production passée. Ainsi, en 1994, raconte MO5, Nintendo a mis à la benne des centaines de jeux…
Pour les amateurs, les pièces de choix sont la console PC Engine LT de NEC (1993), réputée pour sa solidité et la qualité de ses jeux ; la Vectrex (une console à écran intégré de 1983), et, plus loin encore, l’Odyssey de Magnavox (1972), plus proche du jeu de société avec écran et ancêtre des consoles modernes.
Bakchich a rencontré Philippe Dubois, le président de MO5.com (le nom vient du vénérable micro-ordinateur familial de feu Thomson) dans son antre d’Arcueil. Un capharnaüm réjouissant, avec des cartons de consoles jusqu’au plafond, des petites vitrines exposant des joyaux, un atelier de réparation, et des armoires entières remplies de jeux dans leurs boîtiers d’origine.
Un soda orange à portée de main, Philippe Dubois ne se fait pas prier pour raconter l’histoire et surtout défendre le projet historique de MO5 : un grand musée national du jeu vidéo. "Nous travaillons depuis l’été avec un comité pour être labellisé Musée de France, et pouvoir présenter des collections inaliénables. C’est bien le but de ne pas perdre ce patrimoine informatique et vidéoludique." Et s’il admet qu’Alerte Orange leur a donné un coup de pied aux fesses, il déplore que la société "fasse appel à des particuliers pour placer des objets dans son musée." La pratique mise à jour sur eBay a conduit plusieurs éditeurs et créateurs à ne plus vouloir travailler avec Alerte Orange, assure-t-il.
La polémique est remontée jusqu’au Syndicat national du jeu vidéo qui a convoqué les protagonistes en déplorant la mise en péril de "la formidable opportunité de communiquer sur cette mémoire collective que représente ce musée indispensable pour ancrer notre secteur aux côtés des autres industries culturelles". Et d’ajouter : "les intérêts particuliers doivent céder la place à l’intérêt général afin de garantir le succès de la création du musée du Jeu vidéo".
Pas simple, car MO5 cultive une exigence de passionnés qui revendiquent de partager "la joie de jouer". Le cœur de leur projet de musée, déjà étudié avec la Cité des Sciences ou le musée des Arts et Métiers, c’est de proposer au public de jouer aux jeux d’origine sur des consoles d’origine. Pour Philippe Dubois, les deux sont indissociables. La preuve, selon lui, "majoritairement les jeux multi-plateformes sont des merdes". Et de citer David Cage, le créateur du jeu Heavy Rain, qu’il n’a voulu développer que pour la Playstation 3.
Concrètement, MO5 veut exposer des machines en reprogrammant leurs puces si besoin afin que le joueur profite exactement du jeu conçu pour ladite machine et ressente la jouabilité voulue par le créateur. Mais peut-on exposer des collections d’objets inaliénables tout en les modifiant, même imperceptiblement ?
"C’est difficile de créer un musée à jouer", explique Elodie Bertrand, responsable du dépôt légal des documents multimédias (dont les jeux vidéo) à la BNF, et qui connaît bien MO5. "Dans une logique de récupération et de conservation, on n’est pas censé toucher pour ne pas endommager le patrimoine". Elle-même, qui met à disposition des chercheurs un fonds unique au monde de 10.000 titres vidéoludiques, affronte la difficulté du gameplay sur support initial. A la BNF, on a opté pour l’émulation logicielle, tout en cherchant des pistes plus académiques : filmer des joueurs, aspirer des sites web spécialisés, croiser les articles de magazines pour faire état de l’expérience de jeu.
C’est ainsi que le jeu "Bioshock" est enregistré dans la base des collections multimédia de la BNF. Depuis 1994, les éditeurs de jeux vidéo ont l’obligation d’enregistrer leur production au dépôt légal. Et la BNF a ainsi accumulé un trésor que le monde nous envie, avec pour vocation de le rendre consultable –et jouable- le plus longtemps possible. Le titre le plus ancien conservé dans les collections est "Mystery House" sur Apple II. Mais le statut hybride du jeu vidéo ne facilite pas son classement. Pour preuve, les échantillons d’appareils de lecture sont longtemps restés détenus par… la Phonothèque nationale.
Au moins le coup de com’ d’Alerte Orange aura permis de faire avancer le débat. Chez MO5, Philippe Dubois espère mettre les créateurs de son côté (il attend une lettre de soutien de l’inventeur du mythique jeu Tetris, Alexei Pajitnov) et s’active au sein du Comité national pour un Musée du jeu vidéo, qui regroupe des auteurs, des industriels, des historique du secteur. Philippe Nieuwbourg se dit d’ailleurs disposé à soutenir cette initiative, en partageant des collections ou en mettant à disposition des expos, mais sans investir. Côté MO5, on se targue d’avoir l’ouïe favorable d’un conseiller de Frédéric Mitterrand pour faire espérer un "vrai" musée d’ici deux à cinq ans. Budget estimé : 5 millions d’euros. Please insert coins.
Q : Pourquoi ce musée ?
R : Tout est commencé par l’exposition « Retrogaming : 30 ans de jeux vidéo » réalisée en 2009. Cette exposition avait suscité beaucoup d’intérêt et on arrivait à une idée de créer un Musée du Jeu Vidéo. On veut d’abord démocratiser la culture jeu vidéo. Actuellement elle se réduit pour beaucoup à un loisir solitaire et réducteur. La majorité de la population assimile un joueur à un adolescent ou à un adulte qui passe son temps sur son ordinateur à jouer à des jeux violents et à se désocialiser. Mais le jeu vidéo c’est aussi et avant tout une culture à part entière avec ses codes, ses conduites, ses références. Le jeu vidéo c’est aussi une histoire d’hommes et de femmes. En effet, derrière ces personnages mythiques, comme Mario, Pacman ou Lara Croft, présentés comme autant de références culturelles, se trouvent des personnalités tout ce qu’il y a de plus réelles. On se bat donc dès à présent pour donner ses lettres de noblesse à ce loisir en décortiquant son histoire, ses évolutions et ses créateurs.
Q : Qu’est-ce qu’on va trouver dans le musée ?
R : Le Musée s’inscrit donc complètement dans la dynamique actuelle. On expose environs 200 pièces : consoles, jeux, produits dérivés… Mais la création artistique a également sa place, elle s’expose au travers de croquis et de portraits de créateurs… On offre aussi deux pôles jouables : des bornes de jeu à l’intérieur du Musée où l’on pourra jouer à Pong et Pacman, des bornes de jeu sur le Toit de la Grande Arche où on pourra jouer à Donkey Kong, Space Invaders, Pacman, Galaga ou Arkanoïd. Il y aura également deux bornes prêtées par Sony et Microsoft. Mais Le Musée du Jeu Vidéo c’est aussi un site Internet. Le musée se veut avant tout interactif et propose de nombreux contenus multimédias. On retrouvera des interviews, des vidéos qu’on voit dans les jeux - Game Footage, des extraits du DVD de La Fabuleuse Histoire du Jeu Vidéo…
Q : Existe-t-il d’autres musées en France ou dans le monde, et comment vous positionnez vous par rapport à eux ? R : Il y a eu de nombreuses expositions en France à Paris ou à Lille par exemple mais il s’agit toujours d’événements temporaires. En Angleterre, l’expo Game-on l’été dernier était d’un bon niveau avec de très belles pièces présentées mais elle a bougé. Sinon, il y a un musée national du jeu vidéo à New-York qui présente plus de 15 000 pièces dont beaucoup de machines d’arcade. C’est la seule véritable initiative permanente connue en ce sens, mais c’est vrai qu’aux Etats-Unis le jeu vidéo est une véritable religion. En ce qui concerne le Japon, c’est un musée en soit ! Notre position est que derrière cette démarche, l’idée est toujours la même : rendre hommage à un loisir mais qui est pourtant pratiqué par des millions de joueurs…
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Alors sous prétexte de "ne pas endommager le patrimoine", la BNF veut s’abstenir de toute "restauration" ? Ce mot manquait à l’article, et il me semble important qu’il soit avancé pour que cette notion fasse partie du débat. La restauration d’œuvres d’art est tout à fait envisageable est même parfois souhaitable dans d’autres domaines. Pourquoi pas celui des jeux vidéos ?
J’ajoute que la modification partielle de matériel produit de manière industrielle et donc à de multiples exemplaires n’empêche pas non plus la conservation de versions "originales". Question à se poser : est-ce qu’on veut conserver les jeux vidéos ou les objets qui permettaient d’y jouer, ou les deux ?