Le jeu du studio français Quantic Dream est davantage une belle évolution qu’une réelle révolution.
Sur de nombreux points, les débuts du jeu vidéo correspondent à ceux du cinéma. Comme ce dernier, le jeu vidéo fut d’abord considéré comme une curiosité montrée dans les foires avec la joie simple d’une prouesse technique comme seul horizon esthétique.
Ensuite, les trajectoires des deux médias divergent singulièrement. Dès le début du XXe siècle, des artistes comme D.W Griffith, Georges Méliès ou un peu plus tard Murnau amènent le cinéma au-delà de la dimension technique pour en faire une forme d’expression artistique à part entière.
En ce qui concerne le jeu vidéo, les choses sont un peu plus compliquées. Car des années 1980 jusqu’en 2010 -même s’il dispose d’outils de plus en plus sophistiqués- le genre parvient difficilement à se concentrer sur autre chose que la technique, qu’il s’agisse de la qualité de rendu graphique ou des mécanismes de jeu. Dès les années 1990, la grammaire vidéoludique de nombreux genres est posée : FPS (jeu de tir à la 1ère personne), RTS (stratégie en temps réel), RPG (jeux de rôle) mais la question du sens de l’expérience reste en suspens et le jeu vidéo s’enferme lui-même dans une conception très étroite de ce qu’il doit être.
Mais cette période touche désormais à sa fin, des créateurs de jeu vidéo commencent à remettre en cause les codes en vigueur depuis 20 ans avec des jeux comme « Flower » ou « The Path ». Les joueurs des années 80 ont grandi et attendent autre chose que d’incarner pour la énième fois le space marine qui sauvera la princesse des aliens zombies.
Une théorie en vogue dans l’industrie affirme que le jeu vidéo attend son "Citizen Kane", le jeu qui permettra en fin à l’industrie toute entière d’affirmer sa légitimité artistique et de dépasser le cadre étroit dans lequel le jeu vidéo s’est enfermé.
Pour sa troisième production nommée « Heavy Rain », l’ambition affichée par le studio français Quantic Dream et son leader créatif, David Cage est justement d’offrir au jeu vidéo son "Citizen Kane". Au-delà de la hype et du marketing, « Heavy Rain » est-il à la hauteur de cette grande ambition ?
La théorie de game design qui sous tend « Heavy Rain » s’écarte du modèle traditionnel. Habituellement, le jeu est une succession de défis de plus en plus difficiles que le joueur doit surmonter pour atteindre son objectif en maîtrisant des mécanismes de plus en plus complexes. Les notions clé sont ici celles du challenge, de la compétition et de l’adresse. Pour « Heavy Rain », David Cage affirme avoir voulu se concentrer sur le voyage, l’expérience, l’émotion avec par ailleurs, la volonté de raconter une histoire abordant des thèmes matures en l’occurrence : « Jusqu’où seriez-vous prêt à aller par amour ? »
Comment ces principes se manifestent-ils concrètement dans le jeu ? "Heavy Rain" vous place dans la peau de quatre personnages jouant un rôle central dans une enquête pour retrouver le mystérieux tueur aux origamis dont le modus operandi consiste à kidnapper de jeunes enfants avant de les noyer dans l’eau de pluie. Vous incarnez donc à tour de rôle un père, un enquêteur du FBI, une journaliste et un détective privé dans une succession de scènes au sein desquelles vous devez interagir pour faire avancer l’enquête.
Dans « Heavy Rain », l’interaction s’effectue de deux manières : soit vous déplacez votre personnage dans un décor et choisissez ou non d’interagir avec certains objets, soit l’action se déroule sans votre concours et vous pouvez influencer son résultat en exécutant ou non les actions qui apparaissent pour un temps limité à l’écran. Toutes les actions font appel à une utilisation naturelle de la manette.
Exemple : vous êtes confronté à un suspect. Vous pouvez tenter de l’amadouer par le dialogue ou opter pour la confrontation. Si le combat s’engage, vous devez presser "rond" pour bloquer son coup de couteau, puis déplacer le stick droit vers le bas pour baisser votre tête, si vous échouez, il vous prend à la gorge et vous devez secouer la manette de haut en bas comme un possédé pour vous dégager. Si vous y parvenez, vous soulevez la manette vers le haut pour lui donner un coup de poing dans le menton, etc…
En ce qui concerne le déroulement du jeu, la spécificité d’"Heavy Rain" est de ne pas pénaliser le joueur en cas d’échec. L’action continue de se dérouler et même si des personnages principaux peuvent mourir, cela ne vous empêchera pas de terminer le jeu. Le joueur n’est donc jamais réellement bloqué.
Bien qu’il soit très intéressant en soi, ce système de jeu (à l’exception de sa dimension non punitive) n’est pas une nouveauté. Le jeu « Fahrenheit » déjà développé par Quantic Dream et sorti en 2005 reposait déjà sur une version beaucoup moins aboutie de ce système.
Ce qu’apporte aujourd’hui « Heavy Rain », c’est essentiellement une ergonomie mieux pensée, une arborescence plus touffue dans le nombre de choix disponibles et surtout une qualité graphique offrant un rendu suffisamment proche de la réalité pour favoriser l’immersion du joueur. Côté scénario, « Fahrenheit » péchait par un essoufflement sur la fin et une hésitation entre deux genres : le thriller et le fantastique.
« Heavy Rain » évite ces deux écueils. Le jeu prend le temps de poser son ambiance puis opère une montée en puissance qui parvient à maintenir la tension jusqu’au dénouement. En ce qui concerne le scénario, le jeu opte clairement pour la carte thriller en mixant avec une grande maîtrise des influences comme "Seven", "Saw" ou encore toute la vague des séries policières type "les Experts".
Ceci dit, tout est loin d’être parfait dans « Heavy Rain » du pur point de vue technique. La maniabilité des personnages laisse parfois à désirer et certaines animations notamment lors des scènes de sexe prêtent à sourire tant elles sont encore loin d’un rendu réaliste des mouvements humains.
Mais le principal reproche qu’on pourrait faire à « Heavy Rain », c’est de s’affranchir de certains codes et influences pour ne retomber dans d’autres. "Heavy Rain" ne peut prétendre au titre de "Citizen Kane" du jeu vidéo car là où le film d’Orson Welles inventait d’une part des procédés de mise en scène unique et développait une thématique propre à son médium (le cinéma comme outil de représentation et de connaissance du réel), le jeu de Quantic Dream ne fait qu’améliorer des mécanismes existants et offre une expérience saturée de références à la limite du poncif.
Dans quelques rares scènes, comme celle du centre commercial au début du jeu, « Heavy Rain » est véritablement génial et parvient à communiquer une émotion qui ne pourrait naître que dans le cadre d’un jeu vidéo via la combinaison de la représentation graphique et de l’interactivité. Ces scènes ont en commun de ne s’appuyer sur aucune référence cinématographique et de puiser leurs racines dans l’angoisse sincère du père qu’est David Cage face à la perte d’un enfant. A l’exception de ces rares scènes, toutes ces références, ces conventions, parasitent « Heavy Rain » et l’empêchent d’atteindre la pureté d’une œuvre qui existe par elle-même et crée ses propres conventions.
Cependant, ces remarques, ne doivent en aucun cas éclipser le tour de force que Quantic Dream vient d’accomplir. « Heavy Rain » est le premier jeu qui affiche clairement sa volonté de dépasser les codes actuels du genre et offre une expérience sans équivalent : un drame interactif inspiré des meilleurs films et séries policière maintenant un rythme haletant sur 8 heures de jeu.
« Heavy Rain » vient de créer un précédent pour l’industrie du jeu vidéo et il s’agit d’un véritable exploit. Mais y a de fortes chances que l’histoire retienne moins l’œuvre en elle-même que sa position charnière. C’est là le drame de tous les précurseurs.
Heavy Rain
Développé par Quantic Dream et publié par Sony Computer Entertainment
En exclusivité sur PS3
Prix moyen : 60€
C’est pour vous si vous avez aimé : Fahrenheit (le jeu), Seven, les Experts
Bonjour,
Vous avez constaté que je décris Heavy Rain comme une évolution et non comme une révolution.Il est charnière car la volonté d’être autre est au coeur de l’argument marketing et ça, c’est une vraie nouveauté.
Ceci dit, je partage votre avis sur Shenmue et Blade Runner. Depuis la rédaction de cette chronique, j’ai beaucoup réfléchi et je pense que Kojima avec la série des MGS a crée une véritable oeuvre interactive propre au médium du jeu vidéo et mature au niveau des thématiques qu’il aborde bien avant Heavy Rain.
Cordialement