Comment le patronat trop occupé par le mécano industriel a perdu la main sur le partage de la valeur ajoutée.
« Les classes moyennes pourraient se révolter ». Depuis un an, la petite musique des grands soirs s’amplifie. Au début de l’année 2008, elle était rare, assez limitée au petit cercle des intellectuels de la gauche engagée. En septembre elle s’amplifie. Cristallisée par les livres de François Ruffin, de Gérard Mordillat, par le film Louise Michel et plus récemment par un article de Mauduit dans Médiapart. Elle trouve un tout petit écho à l’Elysée par la voix d’Henri Guaino.
La thèse est simple. Les classes moyennes ont l’impression d’être les dindons de la crise. Elles n’ont pas ou très peu profité de la croissance et les charges de la crise vont porter essentiellement sur elles : hausse des impôts et hausse du chômage. Le patronat est conscient du danger. Pourtant il sous-évalue le danger, il est sûr de ses alliés, l’Elysée et le parti socialiste. Il réagit donc mais pas trop de peur d’entretenir le foyer.
Le patronat est sûr de l’Elysée, pour deux raisons. Depuis son passage au ministère du Budget puis à l’Economie et aux Finances, Sarkozy s’est montré un défenseur raisonné de la rigueur salariale. Exactement comme les patrons les aiment, ni trop dogmatique, mais jamais laxiste. Il refuse les coups de pouce au SMIC et son plan de relance privilégie l’investissement. Pour entretenir le souffle, les deux lobbyistes professionnels du marché, Alain Minc et Jacques Attali, ont leurs entrées au Château et distillent la doxa. Ils font leur travail à merveille. Depuis près de trente ans, ils conseillent sur la même thématique les gouvernements successifs de gauche comme de droite. Les patrons les payent suffisamment chers pour cela. Michel Pébereau, gracieusement, et par conviction, leur apporte son soutien.
En hommes de pouvoir les patrons savent que la raison à ses limites. Ils se sont donc assurés des liens personnels avec le chef de l’Etat. Le président a des dettes envers les parrains du capitalisme français. Bolloré lui a prêté son yacht. Bernard Arnaud a été son témoin de mariage, et il appelle Martin Bouygues plusieurs fois par jour. La soirée du Fouquet’s est dans toutes les mémoires. Le petit milieu des gens d’argent est rassuré, c’est donc ceinture et bretelles voilà des liens amicaux qui ne peuvent pas se distendre.
Le PS est un allié plus difficile à manœuvrer. Les patrons ont pourtant deux leviers. Le PS tient à son label de parti de gouvernement. Il ne peut pas quitter le « cercle de la raison » comme l’appelle Alain Minc. Deuxièmement les socialistes sont à l’origine de la régulation par le marché. Pratiquement tous les socialistes sont convaincus de la supériorité du marché sur toutes les autres formes d’organisation, même Chevènement. Ses leaders peuvent prendre des postures, mais cela ne va jamais très loin. « L’Etat ne peut pas tout faire » de Lionel Jospin et le « enrichissez-vous » de Ségolène Royal, a tout pour rassurer les dirigeants d’entreprise.
Pour finir les patrons sont conscients de bénéficier du soutien des grands corps de l’Etat. La quasi-totalité des inspecteurs des finances et de Bercy adhérent à la rigueur sociale, et le secrétaire adjoint à l’Elysée, François Pérol, l’ancien banquier de Rothschild, est là pour veiller au grain.
Ce sont Les Echos qui vont être chargés de cette opération. Le journal est sérieux, il passe pour un exemple de rectitude pour la droite comme pour la gauche libérale. Le 4 novembre, JM Vittori passe à l’action avec un titre qui fait l’économie de la lecture de l’article : « Non les salariés ne sont pas sacrifiés ». Tout est écrit. En un édito brillant les chiffres sont posés sur la table et les coupables nommés. L’éditorialiste tape sur l’adversaire. Si certains sont coupables qui ont les premiers à avoir lésé les salariés. Pierre Mauroy et Laurent Fabius ont du entendre leurs oreilles siffler. L’article tente aussi de faire porter la responsabilité aux salariés. « La montée des cotisations sociales a érodé leur pouvoir d’achat pour financer des retraites de plus en plus nombreuses et des dépenses de santé en plein essor ». Voilà les salariés responsables de la propre érosion de leurs revenus. Ils redistribuent leur part du gateau, qu’ils en assument les conséquences.
Dans ce combat le patronat trouve un allié de poids : Alternatives Eco. Le mensuel est considéré comme très à gauche par une partie du patronat, mais sur ce point particulier ils se retrouvent en phase. Alternative Eco avait réagi violemment au livre de Ruffin. La star de la maison, Denis Clerc était montée au créneau. Le partage de la valeur ajoutée ne s’est pas faite au détriment du travail, Denis Clerc y voit une « légende ».
Fort de ses alliés et de cette stratégie, le patronat est rassuré. Il va pouvoir se préoccuper de la crise. Après les banques se sont les compagnies d’assurance qui sont bousculées par les marchés. Il va sûrement être nécessaire de faire de nouveau intervenir l’Etat, et les patrons n’aiment pas ça. Ils essaient de chercher des alternatives.
Le secrétaire adjoint de l’Elysée, François Pérol et d’autres hauts fonctionnaires, obsédés par leur carrière, voient dans cette crise, et dans le retour de l’Etat un moyen de revenir aux manettes des grandes entreprises françaises.
Les échanges intenses vont porter leurs fruits. Comme l’écrit le Figaro du 23 février « Passez une journée dans le couloir, sous les toits de l’Elysée, qui mène au bureau de François Pérol, vous y verrez passer défiler la moitié des patrons du CAC 40 ». Beaucoup de patrons mais pas un représentant syndical. Tout occupé au grand mécano industriel qu’il affectionne, « L’utile contrepoids « libéral » du bouillant conseiller spécial, le souverainiste Henri Guaino », selon le JDD du 22 février, ne joue plus son rôle de contrepoids, personne ne s’en aperçoit.
Cette vacance laisse la porte ouverte à Henri Guaino. L’homme ne passe pas son temps à rencontrer des grands patrons. Il préfère entendre d’autres voix, moins élitistes, moins CAC 40, plus en prise avec le monde réel. Il a l’écoute du président qui lui fait confiance sur les thèmes de société, et qui cherche des moyens de rebondir. Pendant que François Pérol et le patronat s’occupent du rapprochement entre les Caisses d’épargne et les Banques populaires, Guaino propose au président son nouveau partage de la valeur ajoutée, en fonction de la règle des trois tiers : un tiers pour les actionnaires, un tiers pour l’investissement, un tiers pour les salariés. Le discours fait son chemin dans la tête du président qui souhaite reprendre l’initiative dans le domaine sociale. Et dans le cadre du sommet social, à la surprise du patronat le président annonce son objectif. Il le réitérera le 18 février et lors de son allocution télévisée « Cette question du partage sera débattue entre les partenaires sociaux et si des progrès ne sont pas réalisés rapidement, l’Etat prendra ses responsabilités ».
Depuis le MEDEF est sur la défensive. Madame Parisot parle de « confusion intellectuelle sur le sujet », de « fausse bonne idée ». Et pendant ce temps, certains patrons, sans soutenir cette règle se rapproche du gouvernement, c’est le cas d’Henri Lachman, le Président du conseil de surveillance de Schneider Electric dans le Figaro (23/02/09) affirme : « Ces quinze dernières années les salariés n’ont pas eu le juste retour de la croissance ».
Lire ou relire dans Bakchich les précédentes chroniques du professeur Rothé :