Si l’armée pakistanaise feint de reprendre la vallée de Swat, aux mains des talibans, il y a deux ans, les soldats se montraient étrangement conciliants avec le seigneur de ce petit califat.
En février 2001, le Mollah Omar ordonne la destruction des deux bouddhas géants de Bâmiyân, en Afghanistan. Ce geste provoque une vague d’indignation en Occident. En octobre 2007, le Mollah Fazlullah, fervent admirateur du Mollah Omar, fait exploser le visage du bouddha de Jihan Abad, dans la vallée de Swat. Curieusement, les stratèges et autres géopoliticiens ne lèvent pas la tête. Ce n’est aujourd’hui qu’ils découvrent que les islamistes ne sont plus qu’à un jet de pierre de l’arsenal nucléaire pakistanais…
On l’appelle le « Mollah radio ». Qazi Fazlullah apparaît à ses disciples sur un majestueux cheval blanc. Il n’existe pas de photo de lui. Car dans la vallée de Swat (1,5 million d’habitants), il a interdit la photographie, la télévision, la musique, l’éducation des femmes, et même la profession de barbier. Les hommes doivent porter la barbe, et leurs épouses, cloîtrées chez elle, la burqa. Du progrès, Qazi Fazlullah ne tolère que sa radio, qui lui permet de lancer en permanence des imprécations contre les Américains, le pouvoir pakistanais, les chrétiens et les juifs. « Mollah radio » interdit même les vaccinations, qui seraient, selon lui, anti-islamiques.
L’armée pakistanaise se montre étrangement complaisante. « Au moins à trois reprises, la police a arrêté des camionnettes bourrées d’armes pour Fazlullah, mais après "intervention", elle a dû relâcher hommes et armes », souligne en octobre 2007 Sher Mohammed, avocat et militant des droits de l’homme. S’appuyant sur 5 000 combattants islamistes, « Mollah radio » vient de décider de chasser les forces de l’ordre (armée et police). La même semaine, il a fait détruire une école secondaire de filles à Kabal et il s’en est pris à l’un des trésors du patrimoine mondial de l’humanité, le bouddha de Jihad Abad.
Datant du VIIe siècle, ce bouddha, sculpté sur une paroi rocheuse, mesure sept mètres. Sa tête a volé en éclats. La presse locale n’a accordé que de petits entrefilets à la destruction partielle de ce colosse de pierre. Du IIe siècle avant Jésus-Christ au VIIe siècle de notre ère, la vallée de Swat était l’un des grands centres religieux du Gandhara, région à cheval sur l’Afghanistan et le Pakistan. Elle a compté jusqu’à 1400 monastères bouddhiques.
Partis en début d’après-midi d’Islamabad, la capitale, avec un chauffeur-interprète, nous arrivons à la nuit tombée à l’hôtel Hills City, planté au bord de la rivière, peu après Mingora, la ville principale de la vallée. L’établissement est vide. Swat n’est pourtant pas une région reculée, inaccessible. Elle a longtemps été baptisée « la Suisse du Pakistan ». En été, la bourgeoisie de la capitale venait y chercher un peu de fraîcheur. A présent, dans Main Bazaar et Sarafa Bazaar, à Mingora, les islamistes ont incendié les boutiques des vendeurs de CD et de vidéos.
« Une grande partie de la population est illettrée, très pauvre, et surtout sans espoir. Il suffit qu’un chef religieux promette à un adolescent que s’il se sacrifie, sa famille percevra une forte somme d’argent, pour que celui-ci accepte de se jetter en mobylette sur un camion de militaires ou contre un poste de police, le corps ceinturé d’explosifs », raconte un commerçant.
Après Mingora, il faut prendre une route, puis un chemin improbable, puis gravir à pied un sentier abrupt pour découvrir le bouddha en méditation. Son visage a été pulvérisé. Autour, la roche est noircie par l’explosion. « Ce vandalisme est spécialement désolant », déplore Pierre Centlivres, auteur du livre « Les bouddhas d’Afghanistan ». En 2001, les taliban afghans détruisaient au canon les bouddhas géants (55 et 38 mètres) de Bâmiyân, bouleversant l’opinion mondiale. En 2007, les taliban pakistanais s’en prennent dans l’indifférence générale à tout ce qui n’est pas, selon eux, islamiques.
Dans la vallée de Swat, les hôteliers, les artisans, les petits vendeurs, les chauffeurs de taxi sont presque tous réduits au chômage. Mais le Mollah Fazlullah respire : le Bouddha « ne distrait plus les hommes de la lutte dans la voie de Dieu ». Sous la pression des Américains, Islamabad a envoyé en mai 2008 15 000 soldats pakistanais pour tenter de déloger les 5 000 taliban de la vallée de Swat. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), 700 000 personnes, soit la moitié de la population, a déjà pris le chemin de l’exode.
Le problème, c’est que la plupart des bidasses ne se sont engagés dans l’armée que pour échapper au chômage et à la misère. Ils n’ont rien contre les taliban, qui sont des musulmans, comme eux. Leurs vrais ennemis, ce sont les Indiens. De son côté, Washington craint que certaines ogives nucléaires tombent entre les mains des islamistes. Les Américains sont d’autant plus inquiets qu’ils ne savent pas où Islamabad a aménagé ses bunkers souterrains. Imperturbablement, les généraux leur répondent que les bombes atomiques sont en « bonnes mains ». Mais que veut dire en « bonnes mains » pour un militaire pakistanais ?
A lire ou relire sur Bakchich :