Alors que Les Grands de ce Monde s’est ouvert hier soir à Pittsburgh pour régler son compte à la finance dévoyée, le professeur Lordon, économiste hétérodoxe leur passe une petite antisèche.
Il ne faut pas s’étonner que « ça » résiste. C’est une forme de vie que la finance se prépare à défendre et, il faut en être tout à fait certain, de celles dont elle a tiré tant de joies, qu’elle ira jusqu’au bout pour la faire perdurer. Décidément une enclave dans la société, et comme un empire dans un empire, la finance a vécu, en marge de la condition ordinaire, la vie étincelante, au double sens de la vie glamour et de la vie à millions. Que la fortune monétaire ait été à la fois la caractéristique la plus centrale et l’attrait le plus irrésistible de la vie « dans la finance » est trop connu pour qu’il soit besoin d’y insister.
Pour latérale ou secondaire que la chose puisse paraître, il ne faut cependant pas méconnaître non plus les charmes enivrants de sa face non monétaire, où se mêlent les choses anecdotiques des excès en tous genres (parties, drogue, jets, palaces) bien faits pour entrer dans les définitions de la « vie intense », mais aussi le sentiment extatique d’être immédiatement en contact avec le monde entier en ses marchés, d’y mouvoir d’une parole ou d’un geste des sommes colossales et surtout, par la pratique quotidienne des sophistications de l’ingénierie financière, d’appartenir à la race des virtuosi.
Par une coïncidence pas si fréquente, la phénoménologie la plus immédiate et la plus rudimentaire de la forme de vie de la finance fait immédiatement signe en direction des deux tares majeures que l’analyse doit mettre au principe de la crise – comme de la réaction qui devrait s’ensuivre – à savoir l’anomalie de profitabilité et l’excès de sophistication financière. Au risque de répéter, et bientôt de radoter, il faut redire l’extravagant privilège de profitabilité dont la finance aura joui du temps de sa splendeur. Rappelons donc pour la énième fois qu’en regard des quelques pourcents du taux d’intérêt (éventuellement allongés d’une prime de risque) qui constituent normalement la rémunération du capital, les 40 % de ROE (Return On Equity, soit retour sur capitaux propres) communément crachés par les départements de banque d’investissement (qui concentrent les activités de marché) sont une aberration que rien absolument ne saurait justifier.
Si cette simple comparaison ne suffisait pas, le caractère exorbitant de l’enclave financière apparaîtrait complètement au constat qu’avec 5 % de la population active, l’« industrie financière » fait 10 % de la valeur ajoutée… et 40 % des profits de l’économie des Etats-Unis en 2007. Outre un foyer d’inégalités en soi, le privilège de sur-profitabilité déchaîne les élans de capture – lorsque la bulle enfle, « ne pas en être » est au mieux une faute professionnelle, au pire une tare profonde –, et distord à l’extrême les comportements d’investissement, ceci d’autant plus que toutes les forces de la concurrence financière sanctionnent plus sévèrement l’abstention ou la simple réserve [1].
Cette forme de vie, où se mêlent inséparablement l’appât du gain le plus brut, l’excitation virtuose qui vient du maniement des instruments les plus complexes, et la sécession indécente d’avec le reste de la société, il faut la détruire. Aussi, médiocriser la finance, c’est-à-dire faire à nouveau de la banque un métier terne et ennuyeux, constitue-t-il presque en soi une ligne stratégique selon laquelle envisager la reconstruction des structures financières puisque, en cette matière, « terne et ennuyeux » signifie : 1) ramené à l’ordre normal de la profitabilité, et 2) privé des mirages de « l’innovation », donc reconduit aux produits simples, aisément maîtrisables, peu risqués… et peu rémunérateurs.
C’est bien une ligne stratégique dès lors qu’elle s’en prend directement au complexe sur-risque/sur-profit (d’ailleurs lisible dans les deux sens) dont tout, fondamentalement, découle ; et, pour si distante qu’elle puisse en paraître, c’est aussi une reformulation du principe directeur, proposé il y a quelque temps déjà [2], selon lequel il n’est pas de re-régulation sérieuse qui ne se donne pour but d’éviter impérativement que toute bulle ne se reforme. Comme l’a prouvé la période 1945-1975, seules les basses intensités en risque et en profitabilité de la « banque terne et ennuyeuse » prémunissent contre l’hyperinflation des prix d’actifs – et, derrière ces basses intensités, des contraintes d’encadrement très strictes qui interdisent réglementairement les excès auxquels la finance est spontanément tentée de retourner.
A l’évidence, on n’en prend guère le chemin et il suffit pour s’en rendre compte d’écouter les propos de tous ceux qui, quoique se disant favorables à une « régulation » – mais qui ne l’est pas désormais ? et cette soudaine unanimité, par le fait un peu suspecte, ne signale-t-elle pas la perte de substance croissante de la notion même de « régulation » ? – rappellent à loisir « l’inévitabilité » des crises financières, aussi inscrites dans « la nature des choses » que le cycle des saisons, laissant par là entendre que le mieux à espérer est d’en limiter les effets, mais sûrement pas d’en éviter la survenue.
Rien ne témoigne mieux de ce tranquille renoncement que la mesure-phare, au centre de tous les débats techniques, et poussée sur le devant des scènes de tous les G20, à savoir l’obligation de constitution de réserves de fonds propres contracycliques [3], mesure à la rigueur capable de ralentir le rythme de la bulle – et encore, selon le degré de dureté qu’on lui donnera – mais dont la finalité véritable est bien plutôt de constituer du « capital d’amortissement » permettant aux banques d’absorber des pertes importantes sans risquer l’insolvabilité – amortir les pertes donc, mais pas les éviter, ni supprimer les causes susceptibles de leur donner naissance.
Ça vous à plu ? Vous en voulez encore ? La suite est à lire ici : http://blog.mondediplo.net/2009-09-18-Si-le-G20-voulait
Lire ou relire sur Bakchich.info :
Lordon fait son beurre avec la crise ! Son bouquin se vend comme des bröchen et chez Mermet,chaque mot de notre penseur est étudié pour avoir un impact marketing maximum qui donne à l’auditeur l’envie de courir se payer le bouquin ! Et Mermet fait la roue devant ce brillant esprit !
Au niveau du contenu,je préfère de loins les articles de Jacques Langlois parus dans le Monde Libertaire,même si je suis d’accord sur beaucoup de choses avec Lordon !