En 2001, la filiale SG Cowen Securities cherche à combler ses pertes en sollicitant discrètement des investisseurs privés. Le patron Guillaume Pollet opte pour un PIPE (Private Investment in Public Equity), puis deux, puis trois…
Entré à la SocGen Securities Corp. en 1989, Guillaume Pollet a changé de statut en devenant, dix ans plus tard, l’un des directeurs de SG Cowen Securities Corp.
En 2001, titulaire des licences professionnelles numéros 7, 8 et 55, il est responsable chez SG Cowen du « Reg. D/ Private Placement desk ». Sa mission consiste à investir en Bourse les fonds de la banque. Pas ceux de ses clients comme était supposé le faire à la même époque son collègue Frank Gruttadauria à la tête de la succursale de Cleveland.
Par malchance pour lui, tout laisse penser que SG Cowen va clôturer son exercice 2001 en accusant de lourdes pertes [1]. La filiale de la Société Générale va donc s’efforcer d’y remédier en concentrant tous ses efforts sur les services les plus rentables. Quitte à prendre des risques accrus en pratiquant des « PIPEs ».
L’exercice est périlleux. Il requiert une confiance mutuelle absolue de la part des deux partenaires et est surveillé de près par les autorités fédérales qui craignent, à juste titre, qu’il donne lieu à des manipulations et à une multiplication des litiges…
Les Private Investment in Public Equity ou « PIPEs » à l’américaine nécessitent quelques explications : Une entreprise cotée en Bourse, qui est confrontée à un besoin ponctuel de capitaux et ne souhaite pas, pour diverses raisons, faire de nouveau appel au marché, peut demander à son banquier d’investissement de lui monter un financement de type « PIPE ».
Des investisseurs privés seront alors sollicités par le banquier à hauteur des fonds recherchés par l’entreprise cliente. Cet apport donnera lieu, de la part de sa bénéficiaire, à émission de titres pouvant être des actions préférentielles, des obligations convertibles en actions, voire des warrants [2].
Le point capital est que, pendant toute la durée de l’opération, la transaction doit faire l’objet d’une confidentialité absolue de manière à ne pas affecter le cours de l’action de l’entreprise bénéficiaire. Très clairement, le « PIPE » pose un problème d’information des investisseurs. Dès son existence connue − une obligation prescrite par le Code boursier −, ces derniers sont en mesure d’en connaître l’impact en termes de dilution, c’est-à-dire d’accroissement prévisible du nombre des actions ayant vocation à se partager un profit inchangé. La dilution va évidemment se faire au préjudice des actionnaires existants. S’ils craignent une baisse de rendement du titre, ils peuvent décider de vendre plus ou moins massivement et donc faire baisser le cours de l’action sur le marché.
Il faut croire que chez SG Cowen, on maîtrise parfaitement l’exercice puisque, au cours du premier semestre 2004, elle réalisera une dizaine de PIPEs représentant 241 millions de dollars, la hissant au cinquième rang des spécialistes américains de la prestation [3].
Chez le fournisseur bancaire, la confidentialité évoquée plus haut suppose évidemment qu’il n’y ait aucune brèche dans sa « muraille de Chine [4] » et que ses contrôleurs soient maintenus en alerte sur le chemin de ronde.
Chez SG Cowen, au cours de l’été 2001, les sentinelles sont manifestement assoupies. Du 16 août au 28 septembre, Guillaume Pollet en profite donc pour prendre des positions de vente à découvert (« short seller [5] ») sur onze titres d’entreprises en cours de montage d’un « PIPE » [6]. Dans sept des cas, il prendra connaissance de l’opération grâce à la convention de confidentialité passée entre la cliente et son conseil ! Belle mentalité… Plus grave et justifiant la qualification de délit d’initié, dans les cas des titres de Sorrento, Aradigm, Proxim et HealthExtras, c’est SG Cowen elle-même qui est le fournisseur du « PIPE » ! Pollet est donc particulièrement bien placé pour évaluer l’impact de l’opération sur le cours futur des actions concernées. Et il s’en donne à cœur joie, réussissant à réaliser un profit total de l’ordre de 4 millions de dollars.
Mauvais joueurs, les actionnaires de HealthExtras apprécient modérément la chute de 36% du cours de l’action, réduisant de près de 90 millions de dollars la capitalisation boursière de leur entreprise dans la semaine ayant précédé l’annonce du « PIPE » fourni par l’intermédiaire de SG Cowen. Ils assignent donc leur banquier en affirmant qu’il était informé des agissements de son trader, lequel a vendu « à découvert » 432 416 actions de sa cliente en l’espace de vingt-quatre jours. Pour toute réponse, SG Cowen se contente de licencier Pollet comme un malpropre le 21 décembre 2001.
Le litige fera finalement l’objet d’une transaction amiable en mai 2004. SG Cowen indemnise Health- Extras en lui versant 1 million de dollars alors qu’elle a perçu 766 000 dollars d’honoraires en mettant en place le financement de 12 millions de dollars pour sa cliente. Un énorme gâchis.
Extrait de SOCIÉTÉ GÉNÉRALE, SECRETS BANCAIRES de Jérôme Jessel et Patrick Mendelewitsch. Flammarion, 300 p., 21 €.
A lire sur Bakchich.info :
[1] Elles seront finalement de 117,5 millions de dollars
[2] Warrant : valeur mobilière de type optionnel, donnant le droit d’acheter ou de vendre un actif financier ; dans le cas d’un PIPE, le warrant porte sur une action de la société bénéficiaire du financement
[3] Source : PlacementTracker.Com.
[4] La « muraille de Chine » est le terme imagé du jargon bancaire décrivant l’ensemble des procédures mises en oeuvre de manière à ce que les informations confidentielles traitées par le département « Fusions & acquisitions », ou toute autre activité de conseil, ne soient pas portées à la connaissance des traders de la même banque, ou bien, s’ils en ont connaissance, qu’aucune opération de trading portant sur les actions des entreprises concernées ne soient possibles avant qu’elles n’aient, elles-mêmes, informé le marché… Vaste programme.
[5] Le « short selling », qui repose sur une prévision de baisse du cours de l’action, consiste à la vendre à terme, au cours actuel, et à l’acheter moins cher au jour prévu pour le dénouement de l’opération, réalisant ainsi un profit égal à la différence entre le cours auquel le titre est vendu aujourd’hui et son cours de (ré)achat au jour de la livraison. Au plus fort de la crise financière de septembre-octobre 2008, plusieurs États interdiront purement et simplement, pendant de courtes durées, les opérations à découvert. En France, l’AMF interdira les ventes à découvert le 19 septembre 2008. Le 23 juillet 2009, la mesure est prolongée jusqu’à fin janvier 2010.
[6] ViaLink Company, Computer Motion Inc., Daleen Technologies Inc., Hollywood Media Corp., SangStat Medical Corporation, EntreMed Inc., DMC Stratex Networks Inc., Sorrento Networks Inc., Aradigm Corporation, HealthExtras Inc et Proxim.