Après le tremblement de terre meurtrier d’avril, le chef-lieu des Abruzzes tente de se reconstruire. Les camps d’urgence, transformés, les mois passant, en habitations presque "normales", étaient censés fermer fin septembre.
Cinq mois après le tremblement de terre meurtrier d’avril, le chef-lieu des Abruzzes tente de se reconstruire, au propre comme au figuré.
La fermeture des camps de sinistrés complique encore un peu la situation, surtout à l’approche de l’hiver, féroce dans la région. Après ses déclarations sur les camps d’urgence (« C’est comme du camping »), après son enthousiasme pour les vacances payées d’office aux citoyens touchés (évoquant les réfugiés « veinards » envoyés sur la côte adriatique aux frais de l’Etat), après la découverte salvatrice d’Ikea pour se remeubler pas cher, le brun au teint toujours parfaitement hâlé, comprenez Silvio Berlusconi, n’aura donc finalement pas ouvert ses maisons aux habitants de l’Aquila, comme il l’avait pourtant proposé. Plus besoin, puisque la reconstruction, sa reconstruction, est en marche.
Voulant se montrer très concerné par le sort des 50.000 Italiens déplacés suite au séisme qui a coûté la vie à 300 d’entre eux, Il Cavaliere s’est rendu une vingtaine de fois sur les lieux du drame depuis le printemps. De manière plus ou moins heureuse. L’organisation du G8 à l’Aquila, " en signe de solidarité", avait en juillet dernier été l’objet de vives contestations. Solidarité nationale, on en doute, intérêt international, certainement un peu plus.
Fin stratège, donc, le président du conseil n’a pas manqué, juste avant de fêter ses 73 ans auprès de sinistrés, de passer le 15 septembre dernier par Onna, 10 km de l’Aquila, charmant ex-village de 300 âmes totalement ravagé par les secousses. Même si l’architecte de la crèche, Marco Silvestri, confesse que sur ce coup-là, l’Etat n’a pas filé une seule lire. Les fonds proviennent directement de la province du Trento.
Belle récupération politique en ce jour d’inauguration d’Onna 2, sous l’œil assoiffé de tous les médias italiens et le sourire ravi de Berlusconi. Ce village a été reconstruit "entre le camp de fortune et l’ancienne localisation. Tout un symbole", explique Paolo Vaccari, de la Protezione civile, l’organe officiel en charge des catastrophes naturelles, où il est superviseur en chef de ces travaux ainsi que ceux de 12 autres sites.
Aujourd’hui, le village se constitue de 94 habitations en bois, de trois formats différents, disposées autour d’allées déjà fleuries. Des maisonnettes construites à toute allure - les travaux ont commencé en juillet- réalisés par 100 ouvriers, et "sur les deux dernières semaines par 300", précise-t-il. Un délai est un délai, même en Italie.
D’Onna, on voit, d’un côté la montagne fabuleuse, déjà brumeuse en ce début d’automne, de l’autre, telles un mémorial, les ruines des anciennes maisons, visibles de toutes les terrasses des nouvelles habitations.
"Ces gens devraient être globalement contents", lance le Romain, qui n’a pas perdu sa maison, mais qui est présent sur le terrain depuis le début. Effectivement, si l’on considère que les miracles n’existent pas – "Nous ne sommes pas des magiciens" avoue-t-il humblement-, les avancées se concrétisent pour les habitants d’Onna. Eux passeront l’hiver sous un vrai toit et découvriront, le seuil de la porte franchi, gracieusement offerts par Il cavaliere, des douceurs et du vin dans un panier.
Mais pour beaucoup de sinistrés, l’avenir s’affiche avec moins de certitudes que pour les habitants d’Onna. "De mon village je suis le seul à ne pas avoir mon nom sur la liste", peste Marco, la trentaine. La liste, c’est celle que tous les Aquilanis consultent avec frénésie ces dernières semaines, qui pour y lire son nom, qui celui de ses amis, de ses voisins. Cette liste, c’est celle de l’attribution des maisons du projet C.A.S.E, soit la reconstruction version 100 km/h décidée en toute urgence par le gouvernement italien au lendemain de la catastrophe. Coût : 700 millions d’euros. Y avoir son nom, c’est la garantie de ne plus vivre dans une tente d’ici un délai d’une semaine à deux mois. En attendant la reconstruction définitive du patrimoine détruit, pas avant 3 ou 4 ans.
Mais les critères pour en bénéficier sont stricts : être au moins 3 dans la famille ou parent isolé avec un enfant, avoir son ancienne adresse dans une zone jugée comme très endommagée. Marco ne comprend pas pourquoi lui n’y a pas droit. Sa lettre de réclamation est prête, rédigée de sa plus belle écriture. L’attente en vaudra-t-elle la chandelle ?
Car l’arrivée des premières maisons promises par Berlusconi ne fait en réalité que pointer du doigt le problème essentiel ici : les camps d’urgence, transformés, les mois passant, en habitations presque "normales", étaient censés fermer à la fin septembre. C’était le cas de celui du Collemaggio, tout près de la belle basilique qui faisait autrefois la fierté de l’Aquila et qui aujourd’hui est recouverte d’une façade en tissu trompe-l’oeil, censée rappeler ses fastes d’antan.
"300 personnes vivent encore ici", explique Elisa, 29 ans, volontaire de la Croix Rouge, à l’intérieur du camp aux allures militaires -tentes bleues parfaitement alignées, présentation des papiers à chaque sortie, repas pris dans une cantine commune. "Depuis quelques temps, des tensions apparaissent à cause de l’attribution des maisons entre ceux qui sont sur la liste et les autres", confie-t-elle discrètement.
Masha, 33 ans, petit bout de femme maman de deux bambins, nous invite dans sa tente rudimentaire, qu’elle devrait quitter d’ici peu avec son compagnon. "Le plus dur c’est pour changer les petits", dit-elle. Des relations avec les voisins, du manque d’intimité, elle n’en fait pas mention. "Des amis journalistes m’ont dit que notre future maison est très belle, éco-comptatible, avec panneaux photovoltaïques…" s’enthousiasme l’orfèvre, sans pour autant nier que "les intérêts commerciaux derrière les chantiers de reconstruction" la dérangent énormément. (Deux entreprises de reconstruction engagées sur les chantiers de l’Aquila en ont été exclues, pour liens trop étroits avec la mafia, ndlr). Elle a le sentiment de se faire utiliser. Mais avec deux enfants en bas âge, Masha a-t-elle réellement le choix de refuser ce que sa conscience politique lui interdirait en d’autres conditions ?
A quelques kilomètres du Collemaggio, se trouve l’ancien plus grand camp de sinistrés de l’Aquila. Au mois de juillet le camp Piazza d’Armi comptait 1600 personnes. Aujourd’hui il se résume en une dizaine de tentes, entourées de détritus un peu partout. On dirait une place désertée le lendemain d’une rave party. Le camp a été fermé brusquement, sur ordre de la Protezione civile qui laissait 2 jours aux occupants pour partir. Un délai un peu court pour trouver de quoi acheter une nouvelle maison, contacter des amis, préparer son départ, et surtout, son arrivée dans un ailleurs hypothétique.
Marcus et Andrea, deux amis Roumains installés en Italie depuis des années, profitent des dernières après-midi ensoleillées pour déjeuner dehors. Notre présence exaspère Marcus. Puis il se met à parler. “Je travaille à l’Aquila, explique-t-il. On m’a bien proposé une maison, mais à Sulmona (à une trentaine de km de la, ndlr)” Le problème, c’est que la région est connue pour ses formidables embouteillages et donc temps de transport à rallonge. Il ne peut pas. S’il part, il perdra son travail. Donc il restera. Ici, dans sa tente. “ C’était mieux en Roumanie", assène elle Andrea, dans un italien parfait. L’hiver, les températures peuvent atteindre les -20 degrés dans les Abruzzes. C’est la montagne.
Marcus et Andrea eux non plus n’ont finalement pas le choix. Ils sont les voix silencieuses qu’on n’entend à peine même quand elles se mettent à crier. Ils ne le savent pas encore, mais pour des questions de survie, ils seront peut-être obligés de rentrer en Roumanie. Avec, pour Andrea, une petite fille de 8 mois née sur le sol italien. Et donc italienne.
Entre la fermeture des camps et l’acquisition des maisons promises, le délai diffère selon les 20 zones de reconstruction. Néanmoins Paolo Vaccari assurait mi-septembre qu’à la fin du mois, "5000 personnes seront relogées, 20 000 d’ici mi-octobre", ce qui ne laissera “que” 5000 cas de réfugiés à traiter d’ici mi-novembre. A Bazzano, par exemple, à 6 km de l’Aquila, 2200 personnes devaient retrouver un abri pour la fin septembre, dans un vaste chantier où les immeubles, tous identiques les uns aux autres et sans âme, ont poussé comme des champignons.
Mais de plus en plus nombreux sont les Aquilanis qui refusent d’accepter les logements, car les accepter, c’est abandonner tout droit à revendiquer mieux. Comme cette femme, applaudie chaudement lors d’une réunion citoyenne à Paganica, autre ville touchée. "Elle est le symbole d’une résistance citoyenne", se réjouit Marco Lurago, 23 ans. Le jeune homme est membre du comité 3e32 (de l’heure du tremblement de terre, ndlr), qui depuis des mois ambitionne de réveiller la conscience de leurs concitoyens.
Actions pacifiques, occupation symbolique de lieux, assemblées générales, les membres du 3e32 se démènent pour agir en faveur d’un autre projet de société et de reconstruction. Ils dénoncent, entre autres, le manque de concertation du chef de la Protezione Civile, Guido Bertolaso. Occupant aujourd’hui un bâtiment de l’ancien hôpital psychiatrique du Collemaggio qu’ils mettent toute leur énergie et leurs moyens à rénover en vue de l’hiver, les 3 e32 accueillent avec plaisir sympathisants mais aussi curieux.
A la faible lueur des quelques lampes de fortune, les débats sont pourtant vifs avec les habitants. La démocratie italienne, mise à mal dans cette période où les médias trop consensuels s’endorment sur la réussite relative du projet C.A.S.E, respire alors un peu.
“Le projet de reconstruction C.A.S.E. se justifie du point de vue de l’urgence, concède Marco Morante, à l’initiative d’un groupement d’architectes et d’anthropologues, Il Collettivo 99 (nombre symbole de l’Aquila, ndlr), mais il tue la cohérence de la ville comme espace social.”
Devant la fronde grandissante des habitants, de plus en plus d’organismes, dont l’OSCE, ont contacté Marco et sa clique pour les faire venir, leur proposer de prendre en charge le coût de leurs recherches, les entendre. Les écouter peut-être…Alors, démagogie ? Sourire contrit du jeune architecte. “Tant pis, si c’est pour que les idées passent…” Et que la bêtise trépasse.
“Ils sont en train de reconstruire la ville comme un camp géant”, tranche à mi-mots, Elisa, la volontaire du Collemaggio. Car toute cité, avant d’être une simple addition de bâtiments, se veut un lieu de vie. "Mais une ville sans plus d’économie, d’université, d’emplois, est condamnée", reconnaît Paolo Vaccari, de la Protezione civile. Un écueil formulé par beaucoup, pour qui le 6 avril, l’Aquila est devenue une ville morte. “L’existence que les Aquilanis du centre-ville historique (réduit en miettes a 90%, ndlr) ont perdue, il ne la retrouveront pas”, conclut Elisa. Il leur faut maintenant faire leur deuil.
Entre récupération politique digne de l’âge de pierre, langue de bois, et promesses en l’air, les Aquilanis ont certainement raison de se méfier de ce projet de reconstruction, colosse aux pieds d’argiles. Il pourrait finir par craquer…et eux aussi.