Le mouvement ouvrier africain est une histoire qui reste à écrire. En attendant, elle est jouée, au théâtre de la Tempête.
« Débrayage ! » « Grève illimitée jusqu’à la victoire totale ! » Le public est placé au cœur de l’action, en pleine assemblée générale. Nous sommes en 1947. Octobre. Dakar. Avec des cheminots noirs. Une grève pour l’égalité des droits entre travailleurs noirs et blancs. Le décor est planté d’emblée. Pas de fioriture. On passe de l’AG à la réalité quotidienne d’une grève sanglante. Même des mômes sont butés, de sang froid, à coup de revolver. L’eau est coupée pour les assoiffer, ces damnés de la terre. Les boutiquiers sont interdits par « la compagnie » de faire crédit aux grévistes, même de leur vendre quoi que ce soit. Les imams condamnent, forcément, Dieu est du côté des colons. Une pièce sur la violence de classe à l’état brut de race. Un texte sur la fraternité qui se construit dans la lutte, jamais évidente, toujours fragile. Une histoire qui n’oublie pas les femmes qui s’émancipent dans la grève d’une tutelle patriarcale justifiée par des coutumes archaïques. Du rire, des larmes, du sang, du sexe, on est servi, largement.
A l’heure de « l’identité nationale », rance et nauséabonde, Ousmane Sembène nous rappelle que l’identité ouvrière ne peut être enfermée dans le carcan trop réducteur des nations. « Les Bouts de bois de Dieu » tinrent plus de cinq mois et furent victorieux. La solidarité ouvrière internationale, venant des colonies limitrophes et de la métropole est simplement évoquée, mais rien n’aurait été possible sans elle. Sans elle et une incroyable combativité incarnée par le jeu puissant des acteurs qui jouent les leaders de la résistance à l’oppression. On en oublie leur couleur de peau, presque.
Ousmane Sembène fait parti de ces types qui ont traversé le siècle en diagonale. Né en 1923 en Casamance, tirailleur sénégalais, il vit de boulots de misère à la fin la guerre. De son premier roman, Le Docker noir, à sa mort, il n’aura de cesse de prendre le parti des exploités, quels qu’il soient. Communiste, anticolonialiste, il dénoncera avec la même virulence les toubabou que la bourgeoisie sénégalaise, qui mit la main sur son pays après l’indépendance. Il nous quitte en 2007, avec une œuvre complète. Cinéaste, metteur en scène, écrivain, cette adaptation est un bel hommage, à l’homme, à ses combats, à ceux qu’il a défendu.
La troupe n’est pas pro. On hésite parfois, le jeu de certains est parfois un peu léger, le rythme saccadé, mais ça passe, tranquille, on n’y fait guère attention. La musique nous berce, les chants nous transportent, le conteur rattrape les quelques lourdeurs. L’ensemble reste énergique. Les dangers de l’adaptation. La pièce va évoluer, s’affiner, on le sent. Limbvani le sait, il encourage la critique : « dites-moi tout ce qui ne va pas ! ». Tout va bien, t’inquiètes, tu viens juste de nous rappeler que « l’homme africain » est bien « entré dans l’histoire », et que ça ne date pas d’hier, contrairement aux imbécillités véhiculées par un pouvoir ignorant qui se complait dans les survivances de la Françafrique.
« Les Bouts de bois de Dieu », juste des hommes qui durent se battre pour être reconnus comme tels. Encore fallait-il s’en souvenir. Profitez-en, il y a des souvenirs précieux.