Novembre 1980. Romain Gary rencontre – pour la dernière fois ? – un journaliste. L’écrivain trompe son monde : bien malin qui aurait pu deviner qu’il était aussi Émile Ajar et qu’il prévoyait de se suicider.
L’appartement de la rue du Bac est sombre mais bien rangé. Une jeune femme brune aux cheveux courts vient de m’ouvrir la porte. Discrète, elle disparaît quand l’entretien avec Romain Gary commence. Je m’aperçois alors que la photo de la belle figure dans un cadre en argent, sur une étagère, juste derrière le bureau de l’écrivain. Qui s’assied en face de moi, allume un cigare, en jouant avec les stylos à plume, les plus gros des Meisterstück de Montblanc, un bataillon d’une vingtaine toujours prêts à cracher leur encre, posés sur le bureau. Il a le visage fatigué, une bouche molle ; qui dit le dédain, ou l’ironie ?
L’objet de la rencontre, en 1980, c’est le passage à la télévision des Racines du ciel, le film tiré de son roman. Une production américaine de Darryl Zanuck, avec Juliette Gréco en vedette. Gary explique… À l’époque, Juliette partage la vie de Zanuck et l’ambiance sur le tournage s’en ressent. Il y a trente ans, la planète ne s’était pas encore mise au vert. Et, bêtement, je n’ai pas assez profondément abordé le thème d’avant-garde de ce livre, prix Goncourt en 1956 : le combat pour la protection de la nature. Le massacre des éléphants par des trafiquants d’ivoire apparaissait plus comme une aventure à la Hemingway que comme une urgence… Le sujet portait davantage sur l’apparition de best-sellers écrits par un mystérieux Émile Ajar qui, lui aussi, décrocha le Goncourt, en 1975, pour la Vie devant soi.
Les hypothèses sur la véritable identité de ce glorieux inconnu font alors bruisser la planète littérature, quand Paul Pavlovitch, un proche parent de Gary, apparaît pour revendiquer les quatre romans signés Émile Ajar. On n’apprendra la vérité que bien plus tard. Longtemps après le suicide de Romain Gary, le 2 décembre 1980, le jour où l’écrivain va se tirer une balle dans la tête quelque temps après notre rencontre.
Ainsi, Ajar c’était lui. Une supercherie qui en fait le seul écrivain à avoir reçu deux fois le prix Goncourt, ce que réprouve la règle en vigueur chez Drouant. Nous, nous parlons bien sûr de l’énigme Ajar, encore vivante. Le sphinx sourit sans répondre aux questions et me demande : « Vous aimez le poulet rôti ? J’ai deux Bresse au frigo. J’en ai toujours. Avec un peu de mayonnaise, c’est une merveille. »
Il confie qu’il travaille la nuit tout en mangeant énormément. Et me livre, sous forme d’énigme à déchiffrer, le véritable secret du méli-mélo Ajar- Gary : il réside dans sa méthode de travail. Il faut savoir que la Vie devant soi relève d’une langue parlée presque enfantine… J’écoute alors l’amateur de poulet : « Je n’écris plus depuis longtemps, je dicte au magnétophone, ou à une secrétaire. Elle me donne le script dactylographié, que je réécris à la main, avec ces stylos. Après, ce travail est tapé à nouveau. Je corrige pour sortir le dernier jet, le texte définitif destiné à mon éditeur. »
Le style parlé, apparemment primitif et naïf, d’Ajar ? C’est le premier jus de Gary. L’aveu est là, que je n’ai pas su décrypter. Nous parlons ensuite de femmes et de Joseph Kessel. Juif et venu d’Europe de l’Est, comme lui. « Les critiques littéraires n’apprécient pas Kessel. Peut-être parce que, lui et moi, nous avons passé plus de temps à vivre qu’à écrire. Et que nous avons préféré faire la vie que faire une œuvre. De toute façon, une œuvre, ça n’empêche pas de mourir. »
Nous sommes au début de novembre, il glisse déjà les balles dans le revolver qui va le tuer. Mon papier est à peine publié quand la nouvelle tombe – avez-vous noté que, comme les feuilles, les nouvelles « tombent » ? Gary vous parle mais il est déjà loin, il a franchi la limite, son ticket n’est plus valable. Il est tombé comme un homme puisque les hommes tombent aussi.
"Les hypothèses sur la véritable identité de ce glorieux inconnu font alors bruisser la planète littérature".
BRAVO pour le français ! Le verbe bruisser n’existe pas. Ce qui existe, c’est le verbe bruire.
On demande rédacteur sachant écrire.