Deuxième partie des bonnes feuilles du livre des linguistes Louis Jean Calvet et Jean Véronis, « Les mots de Nicolas Sarkozy » (Seuil). Sarkozy, un adepte du Moi - Je.
Sur l’ensemble de ses discours de campagne, Nicolas Sarkozy utilise le pronom « je » environ 17 fois pour 1 000 mots.
C’est beaucoup : le Général de Gaulle, dont on a pourtant, à l’époque, beaucoup critiqué la vision personnelle du pouvoir, utilisait le pronom « je » en moyenne 6 à 7 fois pour 1 000 mots dans ses discours.
Mais pour être tout à fait justes, il nous faut aller plus loin dans l’analyse. Notre collègue Damon Mayaffre a fait remarquer que le discours politique s’est fortement personnalisé dans les dernières décennies : Georges Pompidou utilise « je » 12 fois pour 1 000 mots, Valéry Giscard d’Estaing 15 fois, et François Mitterrand bat tous les records d’égotisme avec 24 « je » pour 1 000 mots, et même jusqu’à 26 dans la dernière année de son « règne » (1994-1995). Jacques Chirac revient à un niveau légèrement plus humble de 18 pour 1 000. Mesuré à l’aune du seul pronom je, le narcissisme sarkozien est donc relatif.
Au demeurant, Ségolène Royal n’est pas en reste, puisque celle qu’on a parfois présentée comme la fille spirituelle de Mitterrand a utilisé « je » 18 fois pour 1 000 mots pendant la campagne, battant donc d’une courte tête son rival (figure 13).
François Bayrou utilise lui aussi « je » environ 17 fois pour 1 000 mots, c’est-à-dire à peu près autant que Nicolas Sarkozy.
En comparaison, Jean-Marie Le Pen apparaît d’une incroyable modestie, puisqu’il utilise le pronom de la première personne seulement un peu plus de 4 fois pour 1 000 mots, moins que le général de Gaulle et moins que les orateurs de la IIIe République. L’image du leader charismatique et le culte de la personnalité dont le président du Front national fait (faisait ?) l’objet ne se reflète donc pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, dans sa propre mise en avant dans ses propos, pas plus que le pouvoir personnel reproché au général de Gaulle ne s’illustrait dans les siens (là s’arrête évidemment la comparaison).
D’où vient alors cette impression d’égotisme extrême qui se dégage du discours de Nicolas Sarkozy ?
Que le lecteur nous pardonne de pousser encore plus loin l’analyse, mais les mots apparaissent rarement tous seuls, et l’impact que produit chacun dépend largement de son contexte et de ses voisins. Deux facteurs cachés changent la donne.
Tout d’abord, les personnes s’opposent et contrastent les unes par rapport aux autres. Le « je », qui marque l’implication personnelle de l’orateur, s’oppose au « nous » et au « vous » collectifs. La grammaire scolaire nous a appris qu’il y avait trois personnes en français (je, tu, il/elle) ou six (avec les pluriels nous, vous, ils/elles), mais cette division, morphologique, reflète mal les catégories conceptuelles de la communication. Je/nous/vous (le « tu » n’apparaît pas dans le discours politique) sont les personnes de l’interlocution, c’est-à-dire qu’elles mettent en prise directe l’orateur et ses auditeurs, tandis que il(s)/elle(s) représentent une personne tierce, une personne de délocution, hors du champ de la situation de communication.
Si l’on prend en compte les proportions relatives de ces trois pronoms de l’interlocution, « je », « nous », « vous », chez les principaux candidats, l’image se modifie radicalement.
Ainsi, par exemple, Ségolène Royal utilise « je » un peu plus souvent que Nicolas Sarkozy dans l’absolu, mais celui-ci utilise moins de verbes aux formes de l’interlocution. En revanche, lorsqu’il le fait, c’est le « je » qui est de très loin prépondérant. Le « nous » et le « vous » apparaissent peu dans son discours, et c’est certainement en très grande partie ce qui crée le sentiment d’égotisme qui s’en dégage. L’interlocution, c’est moi, pourrait-on dire dans son cas.
(…) Au final, les chiffres confirment donc (si on sait les interpréter), le caractère éminemment autocentré du discours sarkozien.
Monopolisation du« je » dans l’interlocution, modalisation fondée sur l’expression de la volonté : la formule « je veux » (dont on pourrait sans doute tirer quelques fils psychanalytiques…) condense toute son attitude discursive. Il l’utilise 3 fois plus que François Bayrou et Ségolène Royal, et 164 fois plus que Jean-Marie Le Pen, mais la formule est quasiment absente des discours de ce dernier (figure 16).
Sans grande surprise, nous constaterons que le verbe « vouloir » est une caractéristique des discours dus à Henri Guaino. Les autres plumes affectionnent, quant à elles, le verbe devoir (figure 17)…
Au cours de son discours d’intronisation du 14 janvier 2007 à la Porte de Versailles, Nicolas Sarkozy a martelé 27 fois la formule « Je veux être le président ». Au total, il l’a prononcée 147 fois de janvier à mai 2007…
Cette phrase, qui résume le vœu que le candidat avait formé, paraît-il, depuis son plus jeune âge, constitue en quelque sorte un résumé de toute sa rhétorique de campagne.
Dans l’ouvrage qu’elle a consacré à sa campagne (L’Aube le soir ou la nuit), Yasmina Reza compare parfois le futur président à un enfant : « En l’observant à la mairie de Palavas-les-Flots écouter celui qui introduit son allocution, j’ai l’impression de voir un petit garçon. Quand je dis dans son entourage qu’il a l’air d’un enfant, on me regarde avec stupeur… »
Un petit garçon, un enfant : ces formules peuvent surprendre. Pourtant l’usage que Sarkozy fait du « je », ou du « je veux », les confirme en partie, et l’on se prend à penser à un gamin qui trépigne en hurlant « Je veux ! Je veux pas ! »…
Retrouver la première partie des bonnes feuilles de ce livre sur Bakchich.info.