Christine Lagarde comprend l’inquiétude et la colère, mais exige le respect de l’Etat de droit. Comme tout le monde…
Il y a des moments où la compassion, fût-elle sincère, est insupportable. A plus forte raison quand elle fait partie d’un argumentaire : la sentence « je comprends l’inquiétude et même la colère des salariés, mais nous sommes dans un Etat de droit », qui a pris son envol dans la bouche du Président, circule dans celles de tous les ministres, avec la mine de circonstance – oeil larmoyant au début de la phrase, et, à la fin, presque illuminé par la beauté d’une révélation rassurante. Tel est le nouvel Evangile : au nom de l’Etat de droit, circulez, manants, et attendez sagement votre lettre de licenciement avec le courrier du matin. Le droit est respecté, la preuve : malgré sa situation pathétique, c’est encore le patron qui paie le timbre.
Mardi soir, c’était Christine Lagarde qui s’y collait, face aux caméras de CANAL+. Impeccable. Il faut dire que, le droit, elle connaît. Elle a fait sa trace et sa réputation sur le droit du travail, dont elle explorait les arcanes et dénichait les failles pour le compte de sociétés américaines désireuses de s’installer en France sans subir ce carcan antilibéral. Bref, de ce point de vue, le droit, quand il s’applique au travail, c’est une maladie franco-française méditée par un Etat d’empêche-profits encore empatouillé dans sa mythologie Front populaire, et donc anachronique, paperassier, pour ne pas dire socialiste. Du reste, à peine recrutée, en 2005, par Villepin, elle s’exclamait que le droit du travail français était « lourd et compliqué », et constituait un « frein à l’embauche » (pas la sienne, toutefois), et annonçait haut et fort qu’elle aller faire des coupes claires dans tout ce maquis de barrières illusoires contre la précarité des salariés, leur embauche sans garanties, leur licenciement sans frais excessifs ni motifs véritables. On reconnaît là une haute conception du droit social.
Quant à l’Etat, on ne voit guère où et comment Christine Lagarde aurait pu en acquérir le sens. Formée à l’école américaine, trempée dans l’ultralibéralisme et dans les piscines de gymnastique rythmique avec une égale réussite, elle s’est plantée deux fois de suite à l’ENA, vieille machine où, quoi qu’on dise (et certains le lui reprochent), on se fait une certaine idée du service de l’Etat et donc de sa valeur. Finalement, ce qui a le plus servi à madame Lagarde, c’est sa perfect fluency en anglais, pardon, en américain, puisque l’américain est la langue des affaires, tandis que l’anglais est celle des joueurs de cricket. En gros, elle s’accorde bien avec le « style Neuilly » : du sport tous les matins, et un immense mépris pour les études théoriques, car passé bac plus quatre, on devient un savant Cosinus ou un « idéologue ». Sarko, Dati, Lagarde, Chatel, même niveau. On nous dira que, de la sorte, ces femmes et ces hommes ont davantage le sens des réalités : chaque jour nous en administre la preuve évidente ! Pour parler de la crise et de ses effets sur la vie des gens, on a vraiment l’impression qu’ils habitent sur une autre planète – rien n’éloigne plus des souffrances des petites gens que ces « réussites » qui permettent de taper à tour de bras sur les horribles pesanteurs de l’ascenseur social, de l’élitisme républicain, de la solidarité et de la progressivité de l’impôt, ces vieilleries inventées pour cajôler des fonctionnaires feignasses, des syndicalistes cryptocommunistes et des pauvres qui n’avaient qu’à travailler plus. L’Etat, il est beau quand il garantit la sécurité rigide dans les rues et la précarité flexible dans les entreprises, voilà, en gros, la philosophie armée de laquelle Christine Lagarde est entrée en politique. Ensuite, son sens inné du contact avec le peuple lui a permis de se ridiculiser lors des élections municipales à Paris : depuis, on la confond, paraît-il, avec Françoise de Pannafieu, ce qui en dit long, et pas seulement sur leur brushing…
Il n’a jamais été dans la « culture » de madame Lagarde, ni de son patron, d’envisager le droit du travail autrement que comme un boulet, et on admire qu’elle puisse à ce point ignorer ses limites en prétendant, par exemple, que les « organisations syndicales représentatives » peuvent, partout et toujours, négocier poliment avec les directions – a-t-elle pensé à toutes les PME sans syndiqués ? à tous les « syndicats maison » ? à toutes les répressions anti-syndicales qui ont, selon une tête pensante du MEDEF, « clarifié les rapports » avec des syndicats désormais débordés par la base parce qu’ils ne pèsent plus rien face à leurs interlocuteurs ? Sait-elle seulement combien, dans notre « Etat de droit », il faut de temps et d’acharnement à un salarié pour obtenir justice quand il a subi un préjudice de la part de son employeur ? Bien plus longtemps qu’il n’en faut à une direction d’entreprises pour obtenir en référé, devant un tribunal compatissant, le nettoyage de sa cour et la mise en examen des « meneurs »… Alors, si l’Etat de droit s’accommode de ces deux poids, deux mesures, si le « respect des personnes » n’implique pas la moindre prise en compte des bouleversements catastrophiques apportées dans la vie de milliers de familles par la décision d’un conseil d’administration, si le désarroi dans laquelle on les plonge, non content d’être inesthétique, est désormais coupable d’insolence à l’égard des patrons, attendons-nous au pire.
Que Christine Lagarde, que le Nouvel Economiste, en 2003, présentait comme « une hippie nouvelle génération » ( ???), ait la violence en horreur « depuis l’assassinat de J.F. Kennedy » (sic), on veut bien le croire, mais il faudra qu’elle s’y fasse. Cette crise qu’elle a été incapable de prévoir (on pourrait faire un florilège sinistre de ses fanfaronnades : en juillet 2008, elle affirmait encore que l’Europe ne connaitrait aucune récession…) revêt chaque jour davantage une forme qu’elle est incapable de comprendre : comme avocate, elle a toujours été l’auxiliaire du patronat et des holdings, et a obtenu tous les honneurs pour ses excellents services. Cela change diamétralement son point de vue sur la justice, le droit, et les enjeux d’une procédure de liquidation ou de licenciements. Cela lui rend illisible la réalité sociale, et ôte toute crédibilité à cet évangile de la « moralisation du capitalisme » qu’elle sert aux gogos après s’être longtemps vantée d’avoir « amélioré les performances de la Bourse de Paris », laquelle n’a, sans doute, jamais abrité de rapacité spéculative sous sa houlette vertueuse… Alors, hippie ou yuppie ? En tout cas, Christine Lagarde semble dramatiquement dépassée par les évènements, et, loin d’éteindre la flambée, verse de l’huile sur le feu…
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