Des jeunes de Saint-Denis (93) ont projeté le documentaire de Christian Poveda, La Vida Loca. En hommage au réalisateur, journaliste et photographe assassiné en septembre dernier au Salvador. Le film est sorti en DVD le 2 mars.
Le vent souffle sur Saint-Denis. Des sacs plastiques déchirés volent sur les trottoirs, où gisent quelques poubelles renversées. Comme un lendemain de tempête. Nous sommes le dimanche 28 février. Les médias ne parlent que de ça. Il y aurait plus de 40 morts. Mais ce jour là, en hommage au reporter photographe et réalisateur de documentaires Christian Poveda, Thierry Grone et Rachid Santaki [1] projetaient La Vida Loca, à Saint-Denis (93).
L’endroit est sinistre, les passants trop rares. Il faut demander son chemin à un balayeur pour trouver le bon immeuble. La salle de projection devrait se trouver quelque part autour de la place Gaston Dourdan, au centre d’une cité populaire de la ville. Quelques minutes d’attente à la porte d’entrée, fermée, et le téléphone sonne. C’est Thierry qui s’inquiète. « La projection ne se passe pas là ! On a dû changer d’endroit au dernier moment. Tu n’as pas reçu notre mail ? » Non.
Finalement, la salle est à deux pas du cimetière de Saint-Denis, dans une pièce réservée aux réunions et spectacles, qui ressemble à un self. Une vingtaine de personnes, des jeunes la casquette sur la tête, des couples, de toutes les couleurs, sont assises sur des chaises, à côté du rétro-projecteur.
La Vida Loca (La Vie Folle), les spectateurs de Saint-Denis auraient peut-être aimé voir la leur. Les cités, le chômage, la pauvreté, les soirées, la musique, le sport, les graffitis, etc. Rien à voir, en fait. Le documentaire raconte la vie quotidienne des bandes (maras ou pandillas) au Salvador, dans l’intimité. Le réalisateur, Christian Poveda, a passé deux ans auprès de la Mara 18, l’une des deux pandillas qui, depuis des années, se font la guerre en Amérique Centrale (principalement au Salvador, Honduras, Guatemala et Nicaragua) et dans certains pays des Etats-Unis.
Dans les années 1980, le Salvador, ce petit pays d’Amérique centrale (5,7 millions d’habitants), sous l’emprise des militaires, est en proie à une terrible guerre civile (1980 - 1992, 75 000 morts). Des familles entières fuient, s’échappent aux Etats-Unis. Des enfants se retrouvent dans les ghettos de Los Angeles, d’autres restent au pays, avec une tante, ou une grand-mère.
A Los Angeles, une partie de ces jeunes Salvadoriens se fondent dans une bande latino-américaine, la 18th Street Gang (du nom de la 18e rue de Los Angeles), ou la Dieciochero, la M18. D’autres en crées une autre, rivale, La Salvatrucha ou M13. Quand, en 1992, le traité de paix est signé, le gouvernement états-unien renvoie une partie des exilés.
Mais le Salvador, ravagé par la guerre, ne laisse guère de chance aux jeunes de s’en sortir. 47,5 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté et 19 % dans l’extrême pauvreté. 60 % des Salvadoriens sont au chômage. Lors, les bandes se renforcent, s’entre-tuent, noircissant encore le tableau. Le taux d’homicides au Salvador est le plus élevé du continent (67,8 pour 100 000 habitants). Il y aurait 13 morts violentes par jour. Qui ne sont pas toutes le fait des bandes. Elles seraient coupables, selon les médecins légistes, de 2 à 3 % de ces crimes. La police estime à 23 000 les membres des pandillas dans le pays (40 000 selon l’association des droits de l’homme Homies Unidos), dont 7000 en prison (soit un tiers de la population carcérale). Rien que ça…
La première scène du documentaire de Christian Poveda, l’enterrement d’un garçon, est un leitmotiv du film. Une jeune femme pleure la mort de son fiancé (« Tu m’as abandonnée ! »), dont le corps gît dans un cercueil couvert de verre. Autour, la famille se recueille tandis qu’un prêtre dit la prière. La famille, ce n’est pas le père et la mère – la plupart des membres des bandes au Salvador sont orphelins – mais le gang. Plus tard, l’enterrement de Cuyo, 26 ans. Autour, les vivants veillent le mort : « Dans ses veines coulait le sang de la 18 ». « Que Dieu ait ton âme mon pauvre ami ». Cuyo s’est pris une balle de la Mara Salvatrucha, la bande rivale.
A Saint-Denis, dans la salle de projection, les spectateurs ne pipent mot ni ne bougent. Même Karim, qui tripotait son téléphone portable pendant le générique, l’a, machinalement, laissé glisser sur une chaise vide à côté de lui. Dans l’obscurité, on distingue les yeux, fixant l’écran comme s’ils y étaient vraiment. Le documentaire a l’air d’un film d’action tant les scènes sont poignantes. Sauf que les acteurs jouent leur vraie vie qui, à chaque seconde peu basculer.
Le Clip de « Bang Bang », tiré du film de Christian Poveda - Musique par Sebastian Rocca (Tres Coronas)
Entre les flingues de la Salvatrucha et les enterrements, il y a quand même, encore, de la vie. Un couple amoureux, des enfants joyeux, du sexe, un anniversaire, et de l’entre-aide. Tous les jours, des membres de la 18 se retrouvent dans une boulangerie, montée dans leur quartier grâce à eux bien sûr, mais aussi à l’aide de Christian Poveda et à l’association des droits de l’homme Homies Unidos.
Car les dangereux gangs ne sont pas les bienvenus dans le monde du travail… et avec leurs tatouages sur le corps et le visage, ils ne passent pas inaperçus. Alors, plutôt que de perdre leur temps dans la boucle sans fin du crime, des arrestations, de la prison et des tentatives de réinsertion, certains ont choisi de travailler. Pendant que les uns malaxent la pâte, les autres enfournent les petites boules rondes. Une organisation qui défierait toute concurrence ! D’autant qu’ici, ce n’est pas la jungle, rappelle à un gamin s’énervant contre une femme au fourneau, El Moreno, l’un des piliers de la boulangerie : « Tu lui dois le respect, ici on bosse mec ! ». Mais les flics débarquent, fouillent la boulangerie. El Moreno est arrêté, le gérant et les filles avec. Tous accusés du délit de recel.
La paix entre la Mara Salvatrucha et la 18 était un vrai combat, pour Christian Poveda. Il a été assassiné, par balle, le 2 septembre 2009 au Salvador, quelques jours avant la sortie de son film (le 30 septembre). Depuis, 32 personnes ont été arrêtées.
En hommage à Christian, courageux journaliste comme il en existe peu, des habitants de Saint-Denis ont "graffé" son nom et peint son visage. Une petite merveille, sur un mur de la ligne 13 (voir plus bas).
La Vida Loca est sorti en DVD le 2 mars 2010.
Voir le site internet de La Vida Loca
Le Festival « Banlieusards et alors » fait une deuxième tournée à Saint-Denis, la Courneuve et Aubervilliers (93) en décembre prochain.
"La Vida Loca", un documentaire de Christian Poveda, produit par La Femme endormie. Sortie en DVD le 2 mars 2010.
[1] Organisateurs du festival « Banlieusards et alors ? »